Opinion La démocratie victime collatérale de l'affaissement des médias

Opinion signée par Nadia Boehlen, porte-parole de la Section suisse d’Amnesty International, parue dans Le Temps, le 2 novembre 2017.
Le 23 août dernier, Tamedia annonçait une concentration majeure de ses titres. En un sens, les ONG profitent du mouvement de concentration de la presse suisse, reprenant à leur compte une partie du travail qu’effectuaient traditionnellement les journalistes. Mais en réalité, l’affaiblissement du tissu médiatique affecte les ONG comme l’ensemble des champs sociaux et, par extension, notre démocratie, estime Nadia Boehlen.

Le 23 août dernier, Tamedia annonçait une concentration majeure de ses titres. Deux rédactions, une pour la Suisse allemande, l’autre pour la Suisse romande, produiront désormais douze quotidiens régionaux et deux hebdomadaires. Pour mémoire, en Suisse romande, les rédactions du Matin et de 20 Minutes sont purement et simplement fusionnées, tout comme celles du Matin Dimanche, du 24 Heures et de la Tribune de Genève. Ce pas de géant dans la concentration de la presse suisse s’inscrit dans les saignées des années précédentes : vagues de licenciements par dizaines de personnes dans les principaux titres de la presse, fusion des rédactions de L’Hebdo et du Temps, suivie de la suppression pure et simple de l’hebdomadaire.

En un sens, les ONG ont profité de ce mouvement, puisqu’elles ont repris à leur compte une partie du travail qu’effectuaient traditionnellement les journalistes. Les plus grandes d’entre elles, c’est le cas d’Amnesty International, ont gonflé ressources, effectifs et moyens pour produire des contenus journalistiques. Des équipes de professionnels, d’ailleurs souvent constituées en partie d’anciens journalistes, fonctionnent désormais comme des rédactions multimédias, diffusant des résultats de recherche, des analyses et des tribunes libres, produisant enquêtes, reportages ou témoignages à travers de multiples supports. D’autres, comme Public Eye ou l’ONG danoise Danwatch, consacrent même une place centrale au journalisme d’investigation.

Mais ne nous y trompons pas, l’affaiblissement du tissu médiatique affecte les ONG de plusieurs manières. Il y a quelques années, les journalistes s’appropriaient encore nos rapports sur les grandes zones de crise, en y mêlant leur analyse et le commentaire d’un correspondant ou d’un spécialiste, en formulant des critiques sur tel aspect de méthodologie ou de contenu, ou en prolongeant le débat sur un aspect particulier ou sur l’angle suisse. Quand ils ne se rendaient pas eux-mêmes sur le terrain pour approfondir certains points de nos recherches. Mais ce travail s’est tari faute de moyens. La tendance est très nette, du moins dans ce qui reste de notre presse écrite, qui n’a souvent plus d’autre possibilité que de diffuser les contenus des communiqués de presse ou des dépêches accompagnant la diffusion de nos rapports. Or, sans le regard critique des journalistes, le risque est grand que notre travail perde en qualité, notamment en se standardisant sous forme de produits à moindre substance destinés aux médias.

L’exemple des ONG peut être étendu à n’importe quel champ social. Les moyens pour discuter, mettre en perspective, questionner les enjeux de société, pointer du doigt les dérives ou dysfonctionnements propres à telle ou telle branche, réforme politique ou secteur économique, s’estompent à mesure que le monde médiatique s’effondre. Affectant in fine le fonctionnement même de notre démocratie.

La liberté de la presse nourrit la liberté d’expression et de pensée, qui ne s’exercent pleinement qu’avec l’existence de médias indépendants et diversifiés. Le seul moyen pour les citoyens de se faire une idée sur un objet de votation, par exemple, est que celui-ci soit discuté. Seules la discussion et la connaissance qui en découle peuvent montrer la pertinence ou la fausseté de cet objet. Sans débat public, dont les médias sont un vecteur central, impossible de se faire une opinion.

Pourtant, certains milieux politiques voudraient démanteler davantage encore le tissu médiatique. L’initiative populaire « No Billag », qui prévoit que la Confédération cesse de subventionner toute chaîne de télévision ou de radio et de prélever une redevance de réception, hypothèque lourdement l’avenir de la SSR et des radios privées. La conseillère fédérale Doris Leuthard a lancé la campagne de votation en réduisant le montant de la redevance de 85 francs par an. Une tactique pour séduire la part non négligeable de citoyens désireux de faire l’économie des frais de la redevance. Mais la volonté de maintenir la redevance radio-tv devrait aussi s’accompagner d’une réflexion sur la répartition de ses bénéfices au secteur de la presse écrite.

Le déclin de la presse traditionnelle, en particulier celle liée aux grands groupes de presse, offre aussi la possibilité d’une métamorphose. Cela passe peut-être par un changement de culture managérielle au sein de ces groupes, avec davantage d’argent réinjecté dans le travail journalistiques. Ou par le renforcement et la création de médias indépendants des grands groupes de presse.

Bref, la mutation du paysage médiatique soulève des enjeux complexes. Il importe que tous les acteurs l’abordent en garantissant la diversité et la qualité de travail journalistique. Il en va de la solidité de notre démocratie.