Opinion La Libye, le trou noir qui arrange l’Europe

Opinion signée par Manon Schick, directrice d’Amnesty International Suisse, parue dans 24 Heures, le 7 novembre 2017.
Au moins un million de migrants sont aujourd’hui bloqués en Libye. Quinze mille d’entre eux sont détenus dans des centres secrets. Les témoignages de ceux qui ont réussi à en réchapper dépassent l’entendement, faisant part de torture, de privation de nourriture ou de viols. Et pourtant, les pays européens continuent à collaborer avec les Libyens et de leur fournir assistance, déplore Manon Schick.

Les ministres du groupe de contact de la Méditerranée centrale se réuniront ce week-end à Berne, à l’invitation de Simonetta Sommaruga. L’occasion de discuter de pistes pour stopper la migration et trouver une solution pour la Libye, le nœud où se concentrent toutes les routes migratoires. Mais ont-ils seulement compris l’ampleur du problème que représente le trou noir libyen?

Des centaines de milliers de migrants – essentiellement d’Afrique subsaharienne mais aussi de pays en conflit de la Corne de l’Afrique, comme l’Erythrée, le Soudan du Sud ou la Somalie – sont aujourd’hui bloqués en Libye. L’Organisation internationale des migrations évalue leur nombre à au moins un million. Au moins quinze mille d’entre eux sont détenus dans des centres secrets, auxquels personne n’a accès. Les témoignages de ceux qui ont réussi à en réchapper dépassent l’entendement: la torture, la privation de nourriture et l’esclavage sont le lot quotidien des détenus. Les femmes qui n’ont pas subi de viols sont une exception.

Cette situation abominable n’empêche pas les gouvernements suisse et européens de collaborer avec les Libyens et de leur fournir une assistance, notamment en formant les garde-côtes libyens pour intervenir en mer. Il est vrai que jusqu’à aujourd’hui, les opérations de ces mêmes garde-côtes faisaient plutôt penser à des actions de pirates qu’à des tentatives de sauvetage. Plusieurs navires internationaux affrétés par des ONG ont témoigné des attaques subies: des coups de feu ont été tirés contre leurs bateaux, et les techniques d’intervention des Libyens ont fait chavirer les canots et conduit à la noyade de migrants.

Pire encore, des allégations sérieuses accusent certains garde-côtes d'être de connivence avec les passeurs et de s’enrichir en extorquant de l’argent aux migrants. Ces garde-côtes n’ont aucun compte à rendre : le gouvernement central en Libye ne contrôle pas l’entier du pays, dont de larges parties sont dominées par des milices et des groupes armés. Une instabilité catastrophique, qui a pour conséquence que ni le CICR, ni les ONG internationales ne peuvent envoyer de personnel sur le terrain. Ce serait beaucoup trop dangereux, en raison des prises d’otages et des homicides.

Dans ces conditions, tout appui aux Libyens doit s’accompagner de mesures concrètes pour garantir la sécurité des migrants et faire l’objet d’un suivi étroit, de façon à surveiller le comportement des garde-côtes et des gardiens des lieux de détention. Il est inadmissible que cette collaboration entraîne le transfert de milliers de femmes, d’hommes et d’enfants dans des centres où ils sont victimes de torture. Les ministres qui se réuniront ce week-end à Berne doivent exiger davantage que des promesses creuses en échange de leur argent.