Cette semaine, cela fera trois ans que la population yéménite est plongée dans la souffrance, sous les bombardements dévastateurs – et souvent aveugles – menés contre son pays par la coalition militaire sous commandement saoudien. Les escadrilles de chasseurs, pour la plupart saoudiens, ont causé des ravages dans ce pays appauvri, des milliers de frappes aériennes ayant ciblé entre autres des hôpitaux, des marchés, des maisons, des usines et des salles funéraires.
Des milliers de civils ont été tués, et des milliers d'autres grièvement blessés. L’effondrement des infrastructures, associé à un blocus partiel, prive la majeure partie de la population d'eau potable et de soins médicaux appropriés, déclenchant la pire épidémie de choléra de l'histoire moderne.
Malgré cela, les pays occidentaux, et en premier lieu les États-Unis et le Royaume-Uni, ont fourni à la coalition dirigée par l'Arabie saoudite du matériel militaire sophistiqué, pour des milliards d’euros, contribuant à une campagne militaire qui se caractérise par des violations répétées du droit international humanitaire, y compris par de possibles crimes de guerre.
Ce conflit a mis en lumière le coût réel du lucratif commerce mondial des armes, sans parler du fait qu'il remet en cause la mise en œuvre du Traité sur le commerce des armes de l'ONU. Outre les États-Unis et le Royaume-Uni, de nombreux pays incluant la France, l'Espagne et l'Italie, proclament leur soutien aux droits humains et leur adhésion au Traité sur le commerce des armes, tout en fournissant des armes de haute technologie à la coalition que dirige l’Arabie saoudite.
Toutefois, à l'occasion de ce sombre anniversaire pour le Yémen, tout espoir n’est pas perdu. À travers le monde, les critiques virulentes des militants, des journalistes et, surtout, de certains responsables politiques, commencent à porter leurs fruits. Ces derniers mois, sous la pression croissante de l’opinion publique, de nombreux pays européens ont suspendu les transferts d'armes destinés à la coalition. Dans les pays qui maintiennent les exportations, les transferts font l'objet d’une attention soutenue : des actions sont intentées en justice et les critiques des parlementaires et des citoyens s’amplifient.
Le vent serait-il en train de tourner ?
En Grèce, une tempête de protestations a déferlé en décembre lorsqu’un accord concernant l'envoi de 300 000 obus de chars en Arabie saoudite a été révélé. Sur fond de pression croissante de la société civile, emmenée par Amnesty International Grèce, une commission parlementaire a annulé cet accord.
En Finlande, des images apparues en janvier, dévoilant que les Émirats arabes unis, membre clé de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite, ont utilisé un véhicule blindé Patria fabriqué en Finlande pour des opérations de combat au Yémen, ont suscité une vive émotion au sein de l'opinion publique. La révélation selon laquelle la Finlande avait accordé une licence pour l’exportation de pièces détachées de Patria a amené la plupart des candidats aux récentes élections finlandaises – y compris le président – à s'opposer aux transferts d'armes vers les Émirats arabes unis.
En janvier également, la Norvège a annoncé la suspension des exportations d'équipements militaires meurtriers vers les Émirats arabes unis (elle avait déjà cessé d’approvisionner l'Arabie saoudite), invoquant les risques d'utilisation abusive au Yémen. L'Autriche, les Pays-Bas et la région flamande de la Belgique ont à plusieurs reprises refusé de délivrer des licences pour des ventes d'armes à l'Arabie saoudite.
Le scoop, toutefois, fut la décision prise par la nouvelle coalition allemande de suspendre les futures licences pour les transferts d'armes à destination de pays directement impliqués dans le conflit au Yémen. Après des années de pressions concertées exercées par la société civile, les journalistes et certains hauts responsables politiques, l'un des principaux fabricants d'armes de la planète a enfin fixé des limites. Reste à voir si l’Allemagne tiendra cette position – par le passé, les suspensions de ventes d'armes ont souvent été de courte durée et annulées dès que la pression retombait. Surtout, les équipements concernés par les contrats en cours continuent d'être livrés. Ces éléments montrent néanmoins que les opposants aux ventes d'armes irresponsables commencent à marquer des points.
Parallèlement, la pression s’intensifie dans d’autres États.
Au Royaume-Uni, l'opinion publique et tous les partis d'opposition sont favorables à la fin des livraisons d'armes à l'Arabie saoudite. Des militants ont formé un recours juridique contre le gouvernement britannique à ce sujet. S'il est décevant qu'ils n'aient pas eu gain de cause (le gouvernement l’a emporté au motif que ses décisions concernant la délivrance de licences d'exportation d'armes s'étaient avérées « rationnelles » au regard des éléments de preuve évalués, en dépit du fait que la plupart émanaient des Saoudiens eux-mêmes), des démarches sont en cours en vue d'interjeter appel.
Aux États-Unis, des discours passionnés au Sénat ont émaillé un vote en juin dernier pour bloquer le transfert à Riyadh de munitions à guidage de précision et de services connexes pour un montant de plus d'un demi-milliard de dollars. Le vote a échoué de justesse, à 47 voix contre 51 – du jamais vu. Parallèlement, une nouvelle résolution du Sénat invoquant la Loi de 1973 sur les pouvoirs en temps de guerre cherche à retirer le soutien logistique et de renseignement américain à la campagne menée par la coalition sous commandement saoudien au Yémen, au motif qu'il équivaut à une participation américaine à une guerre que le Congrès n’a jamais autorisée.
Au Canada, en France, en Italie et en Espagne, nous assistons à un déluge d'obstacles à la livraison d'armes à la coalition – sous forme de procès, d'actions militantes et d'intense débat public.
Les États européens qui continuent de fournir des armes alimentant le conflit au Yémen se retrouvent face à un dilemme juridique et moral grandissant. En tant qu'États parties au Traité sur le commerce des armes, ils ont l'obligation d’interdire les livraisons d'armes si celles-ci sont susceptibles d'être utilisées pour des violations graves du droit international humanitaire et relatif aux droits humains. Les États-Unis, en tant que signataires, se sont engagés à ne pas compromettre l'objet et le but du traité, notamment la « réduction de la souffrance humaine » – un engagement démenti par la situation désespérée sur le terrain au Yémen.
Alors que le Yémen entre dans une nouvelle année marquée par la famine, la maladie et la guerre, et que plus de 20 millions de Yéménites ont besoin d'aide humanitaire, la faillite morale et juridique du soutien occidental à la coalition dirigée par l'Arabie saoudite saute aux yeux.
Un nombre croissant de pays l’ont déjà admis, et reconnaissent le risque d'une complicité de plus en plus grande dans les violations qui se multiplient et les probables crimes de guerre commis au Yémen.
Il est temps que ceux qui continuent de fournir des armes à la coalition dirigée par l'Arabie saoudite leur emboîtent le pas et rompent leur pacte faustien sur les ventes d’armes et le Yémen.
Cet article a initialement été publié par The Guardian sous le titre: «Tous les États, y compris le Royaume-Uni, doivent rompre leur pacte faustien sur les ventes d'armes et le Yémen»
Patrick Wilcken, chercheur sur le contrôle des armes et les droits humains à Amnesty International.