Opinion L’argent des armes plutôt que la tradition humanitaire

Opinion signée Manon Schick, directrice d’Amnesty International Suisse, parue dans 24 Heures, le 11 septembre 2018.
Le Conseil fédéral a toute latitude pour assouplir notre législation et autoriser des exportations d’armes vers des pays en guerre civile. Ainsi en ont décidé cet été les deux commissions de sécurité de notre Parlement.

Justification avancée : la situation « tendue » dans l’industrie d’armement suisse. On ne peut manquer de s’étonner d’un tel argument. La lecture du rapport annuel 2016 de RUAG, principale entreprise de fabrication d’armes en Suisse, nous apprend en effet que « RUAG a réalisé le chiffre d’affaires le plus élevé de son histoire. » 2017 n’est visiblement pas en reste : « Avec un chiffre d’affaires net de CHF 1955 millions (contre CHF 1858 millions en 2016), RUAG a une nouvelle fois battu le niveau record de l’exercice précédent, le dépassant de 5.2 %. »

Les affaires sont donc très bonnes, même si les exportations ne représentent qu’une petite part de ce total et connaissent une légère baisse. Malgré tout, le Conseil fédéral considère qu’il faut quand même assouplir l’ordonnance sur le matériel de guerre. Ceci afin que notre industrie d’armement puisse exporter plus largement, y compris dans des pays qui connaissent un conflit interne. Au risque de compromettre durablement l’image de la Suisse comme pays à tradition humanitaire ou comme pays hôte de négociations de paix.

Comment en effet justifier d’accueillir des pourparlers entre les forces en conflit si on fournit en même temps des armes à l’une des parties ? Et comment justifier que la Suisse livre d’une main des armes à des pays en guerre civile et de l’autre finance des programmes humanitaires pour sauver des vies dans ces mêmes pays ?

Notre système actuel de contrôle des exportations d’armes est déjà tout sauf transparent. Le récent audit du Contrôle fédéral des finances a mis en évidence de graves lacunes. Les contrôleurs du Secrétariat d’Etat à l’économie manquent d'une certaine « distance critique par rapport aux entreprises contrôlées et à leurs lobbyistes », les contrôles ne sont pas suffisamment efficaces, et les failles de la loi offrent aux entreprises d'armement des « possibilités d'exportation alternatives ». C’est ainsi que des armes dont l’exportation a été refusée par le Conseil fédéral à l’Arabie saoudite ont tout de même été livrées aux Saoudiens via un pays tiers.

Au lieu d'assouplir à nouveau l'ordonnance sur le matériel de guerre, le Conseil fédéral ferait mieux de remédier aux graves lacunes des contrôles actuels afin qu'aucune arme suisse ne tombe aux mains d'États de non-droit ou de groupes terroristes. Et si nos autorités persistent à vouloir l’argent des armes plutôt que sauvegarder la tradition humanitaire de la Suisse, une large coalition se prépare à lancer une initiative populaire « contre les exportations d’armes vers les pays en guerre civile ».