© Amnesty International
© Amnesty International

Initiative multinationales responsables Des règles contraignantes pour les entreprises

Article signé Manon Schick, directrice d’Amnesty International Suisse, paru dans REISO, le 7 février 2019.
Déchets toxiques provoquant des maladies graves, conditions de travail inhumaines, travail des enfants… Une initiative populaire veut obliger les multinationales suisses à respecter les droits humains et l’environnement.

Conditions de travail inhumaines dans les usines textiles asiatiques, exploitation des enfants dans les plantations de cacao en Afrique de l’Ouest, tests de médicaments sur des êtres humains par des entreprises pharmaceutiques dans des pays en développement où les réglementations sont moins strictes, pollutions causées par l’exploitation minière en Zambie [1]... Autant d’exemples frappants de violations dans lesquelles des entreprises suisses ou leurs sous-traitants sont impliqués [2].

Une étude de Pain pour le prochain recense qu’au cours des six dernières années, 32 entreprises suisses ont été impliquées à l’étranger dans 64 violations de droits humains et de dégradations de l’environnement [3]. Les types de violations recensées sont le travail des enfants, le travail forcé, les droits du travail, les libertés syndicales, la sécurité au travail, le droit à la vie, à la santé, à un niveau de vie adéquat et les atteintes à l’environnement. D’après l’étude, ceci n’est que la pointe de l’iceberg car de nombreux cas demeurent encore non documentés. Les consommateurs et consommatrices n’ont que peu de moyens d’être sûrs que l’ordinateur portable, les cosmétiques ou le chocolat qu’ils achètent [4] ne contribuent pas à des violations des droits humains ou à des pollutions dans les pays du Sud.

Promesses sans lendemain

Si l’on se fie aux déclarations des multinationales, tout semble aller pour le mieux dans le meilleur des mondes. Depuis le lancement en 2000 du Pacte mondial des Nations unies pour les entreprises [5], les multinationales adoptent à tour de bras des chartes de responsabilité sociale ou environnementale et s’en vantent dans leur communication. Pourtant, ces promesses restent souvent au stade de déclarations d’intention sur leur site internet : une étude menée en 2016 [6] auprès des 200 plus grandes entreprises suisses sur la mise en œuvre de leurs politiques de droits humains révèle que plus de deux tiers d’entre elles ne disposent même pas d’une telle politique.

Les mesures volontaires, adoptées par les entreprises selon leur bon vouloir, sont insuffisantes. En cas d’abus, il est extrêmement difficile pour les victimes d’obtenir gain de cause et des réparations pour les torts subis. L’accès à la justice est un parcours semé d’embûches, comme le montrent deux importantes études de cas [7]. Les entreprises profitent de vides juridiques et juridictionnels qui favorisent leur impunité.

Il est temps aujourd’hui que les États fixent des mesures contraignantes aux multinationales, tant en matière de respect des droits humains que de protection de l’environnement. L’ancien conseiller aux États Dick Marty, co-président du comité d’initiative pour des multinationales responsables, fait remarquer : « Personne ne voudrait que la circulation routière repose sur des principes volontaires et soit dictée par la loi du plus fort. De la même manière, les activités des sociétés à l’étranger doivent être encadrées par des règles claires. » [8]

Coalition de plus de 100 ONG

Une telle exigence est-elle utopique ? Rien n’est moins sûr, car une coalition de 110 organisations, dont fait partie Amnesty International, a récolté plus de 140'000 signatures en faveur de l’initiative populaire pour des multinationales responsables. L’initiative a été déposée en 2016 et est depuis plus de deux ans en discussion au Parlement, qui travaille à l’élaboration d’un contre-projet indirect.

Le but de cette initiative est d’inscrire dans la Constitution suisse l’obligation pour les multinationales de respecter les droits humains et l’environnement partout dans le monde. Car la situation est grave : en 2015, une étude de l’université de Maastricht [9], qui a analysé les réponses des entreprises à des critiques de la société civile, indiquait que la Suisse figurait au neuvième rang (sur 23) des pays où des multinationales ont été accusées d’avoir été impliquées dans des abus dans le monde. L’étude se base sur 1877 critiques postées sur le site internet du Business and Human Rights Resource Centre entre 2005-2014. Le fait que notre pays soit parmi ceux qui abritent le plus de multinationales par habitant joue évidemment un rôle dans ce classement.

Recommandation internationale

L’initiative pour des multinationales responsables s’inscrit dans une dynamique internationale. Après le lancement du Pacte mondial des Nations unies, plusieurs autres initiatives volontaires ont vu le jour [10]. Un tournant a été franchi en 2011 : les Nations unies ont adopté à l’unanimité les Principes directeurs à l’intention des entreprises élaborés par le professeur John Ruggie, qui demandent que les multinationales et toutes les entreprises respectent les droits humains, partout dans le monde [11]. Les États, y compris ceux où les multinationales ont leur siège, doivent garantir que ces principes sont respectés. A l’heure actuelle, 21 États – dont la Suisse – ont développé des Plans d’action nationaux de mise en œuvre de ces Principes directeurs [12]. Mais la plupart, à l’instar de la Suisse, se bornent à promouvoir des mesures volontaires et négligent le « smart mix » (mélange de mesures d’encouragement et de bases légales afin notamment de garantir aux victimes l’accès à des réparations) préconisé par John Ruggie.

Certains pays ont toutefois reconnu l’importance de disposer d’une législation pour garantir le respect des droits humains, comme par exemple la France, avec la Loi du devoir de vigilance, la Grande-Bretagne, avec le Modern Slavery Act, les Pays-Bas, avec la Loi contre le travail des enfants, sans compter la recommandation 2016 du Comité des ministres du Conseil de l’Europe [13], qui appelle clairement ses États membres à mettre en œuvre des bases légales.

Des règles contraignantes nécessaires

En 2014, le Conseil fédéral a reconnu explicitement la responsabilité particulière de la Suisse en tant que siège de nombreuses entreprises internationales. Mais le cadre juridique qui permettrait à la Suisse d’assumer une véritable responsabilité dans la protection des droits humains et de l’environnement fait encore défaut.

La société civile suisse se mobilise depuis plus d’une décennie en faveur de règles contraignantes. Elle exige un cadre contraignant pour que les entreprises respectent systématiquement les droits humains et l’environnement, aussi dans les activités de leurs filiales à l’étranger. Le texte de l’initiative prévoit en effet l’introduction d’un devoir de diligence des entreprises, qui les obligerait à s’assurer que leurs activités à l’étranger n’entraînent pas des violations des droits humains ou des atteintes à l’environnement. Si les sociétés enfreignent ce devoir de diligence, elles pourront être amenées à répondre de leurs manquements devant les tribunaux civils suisses.

Très concrètement, l’initiative revendique le respect par les multinationales des droits humains internationalement reconnus, tels qu’ils sont définis par les Principes directeurs des Nations Unies (Principe 12) et de l’OCDE (§39). Ceux-ci se réfèrent de manière non exhaustive à la Charte internationale des droits de l’homme.

Le respect des droits humains s’applique non seulement dans la relation entre l’État et les particuliers, mais également entre particuliers. A l’heure actuelle, ce principe est largement accepté et la Constitution suisse y fait également référence. Lorsqu’une entreprise, du point de vue juridique, a une responsabilité de respecter les droits humains, elle doit s’abstenir d’entraver les libertés de tiers, comme notamment les garanties qui protègent la vie et l’intégrité corporelle. L’entreprise ne doit causer aucun dommage à ces biens juridiquement protégés et l’État doit prévoir une forme de réparation en cas d’atteinte à ces biens. Ce devoir se concrétise notamment par le droit de la responsabilité délictuelle. Ainsi, une entreprise agit de manière illicite lorsqu’elle viole des biens juridiques protégés de tiers et notamment la vie, l’intégrité corporelle, la personnalité, ou la propriété.

Dans la pratique, les entreprises privées peuvent ainsi potentiellement porter atteinte à tous les droits humains que ce soient ceux du pacte ONU I ou II. Les droits économiques et sociaux, tels le droit à la santé, le droit à des conditions de travail qui assurent la sécurité et l’hygiène ou le droit à l’eau, par exemple, protègent les mêmes catégories de biens juridiques comme l’intégrité corporelle ou la vie. Le législateur et les autorités chargées de l’application de la loi en Suisse devront donc transposer ces garanties de manière équitable et coordonnée dans les domaines du droit concerné. [14]

Soutien d’entreprises suisses

La campagne menée à large échelle par les ONG depuis 2011 a connu plusieurs succès : des entreprises importantes comme la Migros, IKEA Suisse ou le Groupement des entreprises multinationales reconnaissent la nécessité de légiférer et soutiennent l’élaboration d’un contre-projet. En 2018, la majorité du Conseil national a elle aussi accepté le principe de normes contraignantes pour les entreprises [15]. Reste à déterminer quelles normes, et les moyens de les faire respecter. C’est là que se niche le désaccord : faut-il prévoir un mécanisme de sanction pour les entreprises suisses dont les filiales commettent de graves violations dans les pays du Sud ?

L’initiative vise un effet préventif : les entreprises seront obligées de prendre des mesures pour s’assurer que leurs activités ne violent pas les droits humains et respectent l’environnement. Les firmes qui se comportent de manière exemplaire n’ont donc rien à craindre de cette obligation légale. Les autres s’exposeraient à des plaintes. Jamais les Suisses n’accepteraient que des multinationales violent les droits des travailleurs dans notre pays ou polluent nos rivières, alors pourquoi faudrait-il tolérer que leurs filiales le fassent loin de chez nous ? Les débats parlementaires de ces prochains mois seront déterminants. Sans un contre-projet valable, les initiants ne retireront pas leur texte, et ce sera donc à la population suisse de dire si elle veut contraindre ou non les multinationales qui ont leur siège dans notre pays à respecter les droits fondamentaux et l’environnement.

[1] Sources : textile, cacao, médicaments, exploitation minière
[2] Ndlr: Mme Manon Schick donne une conférence sur les entreprises suisses et les droits humains le 11 février 2019 à Yverdon-les-Bains, organisée par Connaissance 3
[3] L’étude de Pain pour le prochain en ligne
[4] Deux sources sur les grandes marques et le travail des enfants sur le site d’Amnesty
[5] Le Pacte mondial, en ligne
[6] L’étude de Pain pour le prochain sur le suivi, en ligne
[7] Etude de cas d’Amnesty, 308 pages, en ligne, et de Corporate Justice en ligne
[8] Site de l’initiative et brochure d’où est extraite cette citation.
[9] L’étude de l’Université de Maastricht, synthèse 17 pages, en ligne
[10] Pour citer quelques exemples : le Global Reporting Initiative, le Processus de Kimberley sur la certification des diamants de la guerre, le Business Leaders Initiative on Human Rights, le Global Network Initiative, UNEP FI, une série de principes légalement non contraignants à l’intention des sociétés financières, et les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, enrichis en 2011 d’un chapitre sur les droits humains.
[11] Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, 49 pages, en ligne sur le site du Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU
[12] Les plans d’action nationaux avec les liens, en ligne
[13] Sources : en France, Grande-Bretagne, Pays-Bas, Conseil de l’Europe
[14] Extrait du Rapport explicatif de l’initiative populaire fédérale « Entreprises responsables – pour protéger l’être humain et l’environnement », en ligne
[15] Dépêche de l’Agence télégraphique suisse : le Conseil national adopte un contre-projet à l’initiative, en ligne