© pizzazz.studio: Katharina Hofer, Brigitte Lampert
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Opinion Loi sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme : arbitraire et inutile

Opinion signée Alexandra Karle, directrice d'Amnesty International Suisse, parue dans Le Temps, le 21 mai 2021.
La loi sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme (MPT) confère à la police fédérale le droit quasi illimité d’appliquer des mesures de contrainte à l’égard d’adultes et d’enfants innocents, même s’il n’existe pas le moindre soupçon d’infraction, et sans passer par un tribunal, comme c’est la norme.

Cette loi fait le lit de l’arbitraire et menace les principes de l’État de droit. Mais surtout, elle ne nous est d’aucune utilité : les prétendues lacunes qu’elle est censée combler dans la lutte contre le terrorisme n’existent pas. Ces dernières années, la Suisse n’a cessé de renforcer les mesures et les bases légales qui lui donnent les moyens de lutter contre le terrorisme. Aucun domaine du droit pénal ne va aussi loin dans l’arsenal préventif. Être membre d’une organisation terroriste, soutenir, financer ou promouvoir celle-ci, diffuser des photos ou des vidéos de groupes terroristes sur les réseaux sociaux, menacer de faire usage de la violence ou préparer un attentat, tous ces actes sont déjà passibles de poursuites et condamnables en vertu du droit actuel.

 Comme le montre une analyse de l’Université de Lausanne sur l’ensemble des procédures portées devant le Tribunal pénal fédéral pour délits de terrorisme depuis 2004, aucune des 29 personnes accusées n’a été condamnée pour des actes de violence. Les jugements concernaient en premier lieu des activités sur Internet, celles-ci constituant même le seul acte délictueux dans 9 des 27 cas ayant débouché sur une condamnation.

Une dangerosité hypothétique

 Si les activités terroristes peuvent aujourd’hui déjà être poursuivies et sanctionnées bien en amont d’un acte de violence, avec la loi sur les mesures policières, les autorités sont censées acquérir le don de prédire l’avenir. En effet, la loi vise les « terroristes potentiels » qui n’ont encore commis aucun délit, mais pourraient se révéler dangereux à une date ultérieure. La police fédérale est autorisée à émettre des pronostics sur la dangerosité future des individus, ce qui ouvre la porte à l’arbitraire. Des mesures préventives vont forcément être prononcées à l’encontre de personnes dont le caractère supposé dangereux n’est nullement avéré. Soupçonnées à tort, elles devront apporter la preuve de leur innocence future. Une entreprise impossible qui risque de virer au cauchemar kafkaïen. La présomption d’innocence sera ainsi bafouée au profit d’une dangerosité purement hypothétique.

 Si la police fédérale estime qu’une personne est dangereuse, elle peut aussitôt, et de son propre chef, prononcer des mesures de contrainte sans qu’il soit nécessaire d’en référer au juge (sauf pour l’assignation à résidence). La police se retrouve donc simultanément « juge et bourreau », ce qui contrevient à un principe fondamental de l’État de droit : la séparation des pouvoirs.

Une définition large et dangereuse

 Quel est le profil de « terroriste potentiel » spécifiquement visé par la loi sur les mesures policières, si les personnes peuvent aujourd’hui déjà être condamnées pour des activités sur Internet ? Selon cette loi, est considérée comme une activité terroriste la « propagation de la crainte » à des fins politiques. À ce titre, une manifestation politique légitime pourrait ainsi faire l’objet de poursuites policières, que les personnes se livrent à des provocations sur les réseaux sociaux, contestent la gestion du COVID-19 ou alertent sur l’urgence climatique. Cette très large définition du terrorisme rompt avec les normes internationales et la législation suisse : dans le Code pénal, le terrorisme présuppose un « acte de violence criminel » et dans la loi sur le renseignement, « une menace concrète pour la sûreté intérieure ou extérieure ». La Suisse s’érige ainsi en modèle pour les États autoritaires, si enclins à accuser leurs opposant·e·s de « terrorisme ».

 Et tout ceci à quelle fin ? Si un individu est déterminé à commettre un attentat, les mesures de contraintes – entraves électroniques ou assignation à résidence – ne suffiront pas à l’en empêcher. Ces mesures ne contribuent en rien à prévenir la violence, mais vont frapper nombre d’innocent·e·s et gravement entraver leur existence. Voulons-nous sacrifier nos droits et libertés publiques sur l’autel d’une illusion de sécurité absolue ?