Amnesty > Nareen, vous travailliez comme journaliste et productrice de télévision, lorsqu’en août 2014, vous avez tout quitté pour aller secourir les femmes yézidies enlevées par l’État islamique (EI), comment avez-vous pris cette décision ?
Nareen Shammo < Je n’ai rien décidé du tout, tout s’est fait de manière spontanée, la situation était tellement dramatique. Le 3 août 2014, j’ai été réveillée à 8 heures du matin par le coup de téléphone d’une jeune fille. Elle m’a dit : « Nous fuyons, l’EI a pris toute la région jusqu’à Benap, un village au sud de Sinjar. Nous sommes des milliers de femmes, d’hommes et d’enfants, réfugiés dans les montagnes, nous n’avons ni eau, ni de nourriture, j’ai besoin de ton aide ! » Tout a commencé avec cet appel…
> Était-ce un membre de votre famille ?
< Non, c’était une connaissance. Comme j’ai travaillé pendant plus de dix ans comme journaliste, la plupart des Yézidis me connaissent. Le même jour, j’ai ouvert ma page Facebook et je me suis demandé si c’était la réalité ou un cauchemar : des centaines de personnes me confiaient qu’elles fuyaient l’EI en décrivant une situation épouvantable. J’étais en contact avec des personnes qui cherchaient à rejoindre le Kurdistan, au téléphone, j’entendais des coups de feu et des femmes en pleurs. Pendant neuf jours, des personnes âgées, des enfants et des femmes enceintes sont morts du manque d’eau, de nourriture ou de médicaments.
> A combien s’élève le nombre de personnes enlevées par l’EI ?
< L’Etat islamique a attaqué ma communauté à différentes reprises. La première fois, c’était le 3 août 2014, après que les forces kurdes Peshmerga aient abandonné mon peuple. Les combattants sont partis le matin sans les prévenir et l’État islamique s’est emparé de Sinjar. Ce jour-là, l’EI a tué plus de 1000 personnes, dont de nombreuses femmes. Douze jours plus tard, l’EI a tué 743 hommes en une journée dans le village de Kocho. Ils ont enlevé toutes les femmes et tous les enfants. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à collecter les noms des femmes et des enfants enlevés. J’ai recensé 6040 noms, mais je sais qu’ils sont bien plus nombreux. Environ 7000 personnes ont été enlevées.
> Vous avez aidé des centaines de personnes. Comment procédez-vous pour les libérer ?
< Pour des raisons de sécurité, je ne peux pas entrer dans ces détails. Ce que je peux vous dire c’est qu’au début c’était très facile de les libérer, car l’EI rassemblait les prisonnières à Tal-Afar, une grande ville entre Sinjar et Mossoul, à Mossoul et à Bahadj. La plupart des Yézidies avaient encore leurs téléphones portables, je pouvais donc être en contact direct avec elles.
> J’imagine qu’à présent, c’est très difficile de les localiser.
Oui, c’est extrêmement difficile, car le réseau à Raqqa n’est pas bon, et si les femmes yézidies ne nous appellent pas, nous ne pouvons pas leur parler. Certaines nous appellent depuis le numéro de combattants du groupe armé. En fait, l’EI les poussent à nous appeler, ça fait partie de leur système de propagande. Une jeune fille, un jour, m’a appelé et m’a dit dans un arabe très mauvais : « Ma sœur, viens et convertis-toi à l’islam, nous sommes heureuses ici, rejoins-nous », mais sa phrase s’est interrompue dans un sanglot et elle m’a ensuite dit dans notre dialecte yézidi : « Je mens, je suis en train de mourir ici, s’il te plaît aide-moi », puis l’appel a été coupé. La situation est terriblement difficile. A Raqqa, les femmes sont vendues ou louées sur les places publiques.
> Je vous ai vu dans un reportage de la BBC, vous avez toujours des mots bienveillants lorsque vous communiquer avec les femmes prisonnières. Face aux atrocités, vous restez positive. Où trouvez-vous toute cette force et ce courage ?
> Comme j’ai besoin d’espoir, je me dois de donner de l’espoir. Seree, l’une des femmes libérée m’a dit qu’elle avait pensé plusieurs fois à se donner la mort, mais qu’elle avait gardé espoir car je lui avais promis que nous nous retrouverions dans le futur. J’ai réalisé qu’il fallait que je leur donne espoir. Que puis-je faire d’autre ?
> Nadia Murad exige que la communauté internationale reconnaisse les massacres envers la communauté yézidie comme un génocide. Est-ce que ce terme est approprié ? Permettrait-il à votre peuple d’être protégé ?
> Laisse-moi d’abord vous parler de Nadia Murad. Cette jeune femme fait partie des milliers de femmes kidnappées par l’EI. Ses six frères ainsi que sa mère ont été tués par le groupe armé, et 26 membres de sa famille sont toujours détenus. A présent, elle fait tout ce qu’elle peut pour faire entendre la voix des Yézidies, elle est devenue la porte-parole de notre peuple sur la scène internationale. Elle est extrêmement courageuse !
Lorsqu’on tue les hommes, qu’on viole les femmes, qu’on ne nous laisse que deux choix : se convertir à l’islam ou mourir, lorsque les bébés sont enlevés à leurs parents et placés dans des familles musulmanes, lorsque les enfants sont placés dans des camps d’entrainement afin de les radicaliser et d’en faire des terroristes, lorsque les temples et les tombes yézidis sont bombardés, il s’agit sans aucun doute d’un génocide ! Le pire c’est que plus d’un demi-million de réfugiés yézidis vivent dans des camps sans aucun soutien.
> De quoi ces personnes ont-elles le plus besoin ?
< Elles ont besoin d’un abri, de nourriture, d’habits, mais, elles ont surtout besoin de sentir qu’elles ne sont pas seules, que le monde pense à elles et les soutient !
> Que devrait faire la communauté internationale ?
< Jusqu’à maintenant, elle n’a rien fait. Des milliers de personnes sont encore prisonnières. Depuis deux ans, la situation ne s’est pas améliorée. Les femmes libérées de l’EI vivent dans des camps sans aucune assistance, alors qu’elles ont vécu des situations traumatisantes. Les pays européens devraient octroyer des visas aux Yézidis, afin de leur offrir une chance de vivre en paix. Ils devraient aussi travailler avec le gouvernement d’Irak et du Kurdistan afin d’assurer un avenir aux personnes qui souhaitent rester en Irak, même si ceux-ci sont très minoritaires.
> La majorité de votre peuple souhaite quitter l’Irak ?
< Oui, presque tous veulent partir. Plus de 20'000 Yézidis ont rejoint l’Allemagne ces dernières mois, en traversant la Méditerranée, mais 100 sont morts durant la traversée.
> Quels sont vos projets pour l’avenir ?
< J’habite moi aussi désormais en Allemagne. En raison des nombreuses menaces de l’EI, il est devenu trop dangereux pour moi et ma famille de rester en Irak. C’est très dur, car mon peuple a besoin de moi et depuis ici, je ne peux presque rien faire, si ce n’est faire entendre la voix des Yézidis et aider comme je peux les jeunes filles qui arrivent en Allemagne.
> Que pensez-vous des frappes de la coalition occidentale sur les régions aux mains de l’EI ?
< Je crois qu’il faut combattre l’EI. Oui, c’est très dangereux, le groupe armé utilise les Yézidis comme bouclier humain, mais j’ose croire que la coalition a un plan et des informations pertinentes lorsqu’elle effectue ses bombardements. Nous craignons évidemment ces opérations, mais nous en avons besoin, il faut éradiquer l’EI. Le groupe n’est pas seulement une menace pour mon peuple, c’est une menace pour le monde entier ! L’un de mes amis dont deux des sœurs sont prisonnières est très inquiet des bombardements, mais il estime que cela pourrait aider sa famille à s’échapper !
> Y a-t-il encore des personnes pour libérer les prisonnières de l’EI en Irak ?
< Oui, il y a encore beaucoup d’activistes qui cherchent à libérer les femmes yézidies, la plupart se trouvent désormais en Syrie. Ils mettent leur vie en danger tous les jours pour les libérer. Les femmes yézidies sont très fortes et notre communauté fera tout ce qu’elle peut pour les libérer. Aujourd’hui, environ 3200 personnes sont toujours prisonnières, mais nous ne baisserons jamais les bras !