Plus de mille deux cents personnes ont été tuées par l'armée et les milices qui lui sont alliées dans le nord-est du Nigeria. © Nichole Sobecki/AFP/Getty Images
Plus de mille deux cents personnes ont été tuées par l'armée et les milices qui lui sont alliées dans le nord-est du Nigeria. © Nichole Sobecki/AFP/Getty Images

Nigeria Les atrocités commises par l'armée dans sa lutte contre Boko Haram

L'armée nigériane s'est livrée à des crimes atroces lors de sa lutte contre le groupe armé Boko Haram. Quelque huit mille personnes sont notamment mortes de faim, d'asphyxie ou sous la torture. Plusieurs hauts responsables de l'armée doivent faire l'objet d'une enquête en relation avec les crimes de guerre, voire les crimes contre l'humanité.

Se fondant sur plusieurs années de recherche et d'analyse de documents – dont un certain nombre de rapports et de correspondances militaires ayant fuité, ainsi que des entretiens avec plus de quatre cents victimes, témoins et hauts responsables des forces de sécurité nigérianes – Amnesty International dénonce toute une série de crimes de guerre, voire de crimes contre l'humanité, perpétrés par l'armée nigériane dans le cadre de sa lutte contre Boko Haram, dans le nord-est du pays.

Milliers de jeunes morts en détention

Intitulé Des galons aux épaules, du sang sur les mains. Les crimes de guerre commis par l'armée nigériane, ce rapport révèle que, depuis mars 2011, plus de sept mille jeunes hommes et jeunes garçons sont morts en détention militaire et que, depuis février 2012, plus de mille deux cents personnes ont été tuées dans des conditions atroces.

Amnesty International fournit une somme d'éléments accablants, qui sont autant d'arguments en faveur de l'ouverture d'une enquête sur les responsabilités individuelles et hiérarchiques d'un certain nombre de soldats et d'officiers exerçant des fonctions à un niveau intermédiaire ou supérieur de commandement. Ce rapport passe en revue les rôles et les possibles responsabilités pénales des différents maillons de la chaîne de commandement – jusqu'aux chefs des états-majors de la Défense et de l'armée – et nomme neuf officiers supérieurs nigérians qui, selon l'organisation, doivent faire l'objet d'une enquête destinée à déterminer leurs responsabilités hiérarchiques et individuelles dans les crimes commis. «Les éléments effrayants qui figurent dans ce rapport montrent comment des milliers de jeunes hommes et d'adolescents ont été arrêtés arbitrairement et délibérément tués ou condamnés à mourir en détention dans des conditions abominables», a déclaré Salil Shetty, le secrétaire général d'Amnesty International. Au vu de ce document, il paraît indispensable d'enquêter sur l'éventuelle responsabilité pénale de certains membres de l'institution militaire, y compris au plus haut niveau de la hiérarchie.

Vidéo: Des galons aux épaules, du sang sur les mains

Campagne contre Boko Haram

Engagées dans une campagne destinée à répondre aux attaques de Boko Haram dans le nord-est du pays, les forces armées nigérianes ont arrêté au moins vingt mille jeunes gens et jeunes garçons, dont certains avaient à peine neuf ans. Ceux-ci ont dans la plupart des cas été arrêtés arbitrairement, souvent uniquement sur la foi d'une dénonciation faite par un informateur dont l'identité était tenue secrète. La plupart des arrestations ont eu lieu lors d'opérations de «filtrage» ou de «bouclage et perquisition» de secteurs entiers, au cours desquelles les forces de sécurité se livrent à des centaines d'interpellations à la fois.

Quasiment aucun détenu n'a été traduit en justice. Les garanties indispensables contre les risques d'homicide, de torture ou d'autres mauvais traitements ne sont jamais respectées. Les détenus sont placés au secret, dans des cellules bondées et sans aération ni installations sanitaires. Ils reçoivent très peu à manger et à boire. Beaucoup sont soumis à la torture. Des milliers sont morts de mauvais traitements et en raison des conditions de détention extrêmement pénibles qui leur sont imposées.

Des milliers de cadavres

Un officier supérieur a remis à Amnesty International la liste des noms de  six cent quatre-vingts-trois détenus morts en détention entre octobre 2012 et février 2013. L'organisation a également reçu des informations selon lesquelles, sur l'ensemble de l'année 2013, plus de quatre mille sept cents corps provenant d'un centre de détention situé dans l'enceinte de la caserne de Giwa auraient été déposés à la morgue. Pour le seul mois de juin 2013, plus de mille quatre cents cadavres venant de ce centre sont arrivés à la morgue.

La faim, la soif et la maladie

Les chercheurs d'Amnesty International ont pu voir des corps amaigris dans différentes morgues. Un ex-détenu de Giwa a expliqué à notre organisation qu'environ trois cents personnes étaient mortes dans sa cellule après être restées quarante-huit heures privées d’eau. «Parfois, on buvait de l'urine, mais il arrivait qu'on ne puisse même pas avoir d'urine.» Les informations recueillies auprès d'anciens détenus et de témoins sont en outre corroborées par des sources militaires haut placées. Un officier supérieur de l'armée nigériane a indiqué à Amnesty International que les centres de détention ne recevaient pas suffisamment d'argent pour nourrir les détenus et que les prisonniers de la caserne de Giwa étaient «affamés, délibérément».

Les maladies se propageaient à grande vitesse – il y aurait notamment eu des cas de choléra. Un policier détaché au centre de détention dit de la «Rest House», à Potiskum, a confié à Amnesty International que plus de cinq cents corps avaient été enterrés dans le camp et aux alentours. «Ils ne les emmènent pas à l'hôpital quand ils tombent malades ni à la morgue quand ils meurent», a-t-il souligné.

Surpopulation et asphyxie

Une surpopulation extrême régnait à la caserne de Giwa et dans les centres de détention de Damaturu. Les détenus y étaient entassés par centaines dans des cellules exiguës, où ils ne pouvaient dormir, voire simplement s'asseoir, qu'à tour de rôle. Au pire moment, la caserne de Giwa – qui n'était pas destinée à l'origine à devenir un centre de détention – a accueilli plus de deux mille détenus simultanément. «Des centaines de personnes ont été tuées en détention, soit par balle, soit par étouffement», a reconnu un officier devant Amnesty International, au centre de détention du Secteur Alpha. Amnesty International a pu vérifier qu'en une seule journée, le 19 juin 2013, quarante-sept détenus avaient succombé par étouffement.

La fumigation des locaux

Pour combattre la propagation des maladies et masquer la puanteur, les autorités se livrent régulièrement à des opérations de fumigation des cellules à l'aide de produits chimiques. Cette pratique pourrait être à l'origine de la mort de nombreuses personnes détenues dans des cellules mal aérées. «De nombreuses personnes soupçonnées d'appartenir à Boko Haram sont mortes des suites des fumigations», a déclaré à Amnesty International un militaire en poste à la caserne de Giwa. «On utilise pour les fumigations les mêmes produits que pour tuer les moustiques. C'est très fort. C'est très dangereux.»

La torture

Amnesty International a reçu des informations concordantes, confirmées par des images vidéo, indiquant que l'armée pratiquait la torture, pendant et après l'arrestation des suspects. D'anciens détenus et des interlocuteurs haut placés dans la hiérarchie militaire ont affirmé que des détenus étaient fréquemment torturés à mort, suspendus à des poteaux au-dessus de brasiers, jetés dans des puits ou soumis à des interrogatoires à l'aide de matraques électriques. Ces conclusions sont conformes aux pratiques de torture et d'autres mauvais traitements mises en évidence par Amnesty International depuis plusieurs années.

Exécutions extrajudiciaires

Plus de mille deux cents personnes ont été tuées en toute illégalité par l'armée et les milices qui lui sont alliées dans le nord-est du Nigeria. L'épisode le plus meurtrier parvenu à la connaissance d'Amnesty International s'est produit le 14 mars 2014. Ce jour-là, les militaires ont tué plus de six cents quarante détenus qui avaient pris la fuite à la faveur d'une attaque lancée par Boko Haram.

De manière générale, les exécutions extrajudiciaires constituaient manifestement bien souvent des actes de représailles, après des attaques du mouvement insurgé. Lors d'une opération dite de «nettoyage» menée à la suite d'une attaque lancée par Boko Haram à Baga le 16 avril 2013, les soldats auraient «reporté leur agressivité sur la population», a expliqué un officier supérieur à Amnesty International. Au moins cent quatre-vingts-cinq personnes ont été tuées.

De même, l'armée tuait très régulièrement des détenus. Un officier en poste à la caserne de Giwa a expliqué à Amnesty International que, depuis la fin de l'année 2014, la plupart des suspects n'étaient plus placés en détention ; ils étaient en fait tués sur-le-champ. Un témoignage confirmé par plusieurs défenseurs des droits humains et par des témoins.

La haute hiérarchie militaire au courant

La hiérarchie militaire était régulièrement informée, au plus haut niveau, y compris à celui du chef de l'état-major de l'armée et du chef de l'état-major de la Défense, des opérations menées dans le nord-est du Nigeria. Les éléments disponibles montrent que les hauts responsables de l'armée connaissaient la nature et l'ampleur des crimes commis. Un certain nombre de documents militaires internes indiquent qu'ils étaient tenus au courant du fort taux de mortalité parmi les détenus, via des rapports de terrain quotidiens, des courriers et des comptes rendus que les officiers responsables des opérations faisaient parvenir aux quartiers généraux de la Défense et de l'armée.

Inaction des responsables

«Alors qu'ils étaient informés des taux de mortalité et des conditions de détention, les responsables militaires nigérians n'ont rien fait pour remédier vraiment à la situation, a déclaré Salil Shetty.  «Les autorités nigérianes minimisent depuis des années les accusations de violations des droits humains portées contre l'armée. Elles ne peuvent cependant pas nier ce qui figure dans leurs propres documents militaires internes. Elles ne peuvent pas ignorer les témoignages recueillis et les mises en garde d'officiers supérieurs qui sont de véritables lanceurs d'alerte. Et elles ne peuvent pas démentir l'existence de ces corps amaigris et mutilés entassés sur les paillasses des morgues et jetés dans des charniers.»

«Nous appelons le président nouvellement élu Muhammadu Buhari à mettre un terme à la culture d'impunité qui gangrène le Nigeria, et nous invitons l'Union africaine et la communauté internationale à soutenir ces efforts. Le président de la République doit de toute urgence initier une enquête impartiale sur les crimes dénoncés dans le rapport d'Amnesty International et exiger que toutes les personnes responsables rendent des comptes, quels que soient leur grade ou leurs fonctions. C'est seulement à cette condition que la justice sera rendue aux morts et à leurs familles.»

Communiqué de presse publié le 3 juin 2015, Londres - Genève.
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