Nous devons beaucoup à Edward Snowden, cet ancien technicien informatique de la CIA, qui nous a révélé les dispositifs de surveillance à grande échelle touchant les États-Unis et le reste du monde. Il a accompli ce que le Congrès américain ne pouvait pas faire et ce que les tribunaux fédéraux ont jusqu'ici refusé de faire. Loin de commettre un acte de trahison, comme plusieurs hauts législateurs américains l'ont affirmé, il a, selon toutes les apparences, rendu un véritable service public.
Grâce à lui, nous avons désormais connaissance d'une décision juridique secrète obligeant la société de télécommunications Verizon à communiquer à la NSA, sur une «base continue et quotidienne», des informations sur tous les appels téléphoniques qu'elle traite. Nous connaissons aussi l'existence de PRISM, ce programme secret de la NSA qui permet un accès direct aux informations stockées sur les serveurs de Microsoft, Yahoo, Google, Facebook, YouTube, Skype et Apple, entre autres entreprises. Et nous en savons plus sur les moyens dont dispose la NSA pour analyser les informations ainsi obtenues au moyen du système Boundless Informant.
Ces révélations sont significatives de deux tendances de l'approche des États-Unis en matière de renseignement, lancée par l'administration Bush et, nous le savons maintenant, poursuivie et amplifiée sous le gouvernement du président Obama. Tout d'abord, les agences de renseignement américaines ont fait le choix délibéré d'utiliser et d'exploiter au maximum ces vastes possibilités de surveillance, au niveau national comme à l'étranger. Pourquoi en effet se limiter à des concepts aussi futiles que le suivi de pistes individuelles et le principe de l'arrestation pour raison suffisante lorsqu'il est possible de passer au crible des millions de relevés téléphoniques et de surveiller directement les serveurs de courrier électronique et les réseaux sociaux que presque tout le monde utilise? Cette approche n'est guère surprenante, pour un certain nombre de raisons. L'une d'elles est sûrement que les tribunaux ont soutenu que la divulgation de journaux d'appels, même dans leur totalité, ne requérait pas un mandat en bonne et due forme.
Il est vrai que l'obtention de «métadonnées téléphoniques» (relevé des appels effectués à partir d'un téléphone vers un autre, quand et pour combien de temps, et, dans le cas des téléphones mobiles, par quelle tour de relais cellulaire) ne revient pas exactement à mettre une personne sur écoute. Cela dit, les tribunaux n'ont pas semblé comprendre tout ce qui pouvait être obtenu à partir de ces données. Si l'on recoupe ces dernières avec d'autres sources d'information, l'analyse des journaux d'appels peut fournir une image effroyablement précise de qui est en relation avec qui (et à quel degré d'intimité), des types de loisirs d'une personne, de ses éventuels problèmes de santé, de la nature probable de ses opinions politiques, et d'autres détails relevant de la vie privée.
Le «secret d'État» est devenu une forme de folie
La collecte généralisée des «métadonnées téléphoniques» a été rendue possible par des modifications apportées en 2008 à la Loi relative à la collecte de renseignements sur des puissances ou ressortissants étrangers (Foreign Intelligence Surveillance Act – FISA), qui exemptaient une telle surveillance de tout contrôle significatif. En vertu de ces modifications, le gouvernement n'a pas l'obligation de révéler les communications qu'il envisage de surveiller, et le tribunal de la FISA n'a aucun droit de regard sur la manière dont le gouvernement utilise les informations recueillies. Autre élément révélateur: même si le tribunal constate une irrégularité dans les procédures du gouvernement, celui-ci peut ignorer ses observations et poursuivre la surveillance pendant qu'il fait appel de la décision du tribunal. L'Union américaine pour les libertés publiques (ACLU) avait contesté la constitutionnalité de cette loi au nom d'Amnesty International, des avocats défenseurs des droits humains et d'autres organisations. La Cour suprême américaine a rejeté cet appel l'an dernier, du fait qu'Amnesty International et les autres groupes n'avaient pas pu démontrer qu'ils pouvaient faire l'objet d'une surveillance. Et comment aurions-nous pu le faire? La surveillance en question, et les décisions juridiques qui l'autorisent, étaient secrètes.
Punir une démarche d’intérêt public
Pour le moment, en l'absence d'accusation formelle contre Edward Snowden, le Royaume-Uni a déjà demandé aux compagnies aériennes de lui refuser d'embarquer à destination de n'importe quel pays, afin de l'empêcher de se rendre à Londres ou de transiter par cette ville pour demander asile en dehors de Hong Kong. Les procureurs américains auraient identifié des dizaines de chefs d'accusation possibles qui sont aussi des délits à Hong Kong, et permettraient ainsi d'obtenir une extradition. Les charges comprendront très certainement des violations de la Loi relative à l'espionnage de 1917, qui ne semble offrir aucune possibilité d'arguer que des révélations sont faites au nom de l'intérêt public. Si Edward Snowden n'était pas autorisé à présenter ce type de défense, nous serions en présence d'un véritable déni de justice. Son motif déclaré était d'informer le public de certaines activités des États-Unis. Il a déclaré avoir examiné les documents avant de les publier, afin de s'assurer qu'il ne mettait personne en danger. Et il ne fait aucun doute que les programmes dont il a révélé l'existence touchent à l'intérêt public.
Si les autorités de Hong Kong reçoivent une demande d'extradition visant Edward Snowden, elles doivent exiger que les accusations formulées aient des équivalences dans la législation locale, mais aussi que la défense de l'intérêt public puisse être invoquée si l'extradition a lieu. Autrement, la demande d'extradition doit être rejetée. Et si Edward Snowden fait une demande d'asile, à Hong Kong ou ailleurs, il faut lui accorder une audience équitable.
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