En décembre 1984, le monde assistait à l’une des pires catastrophes industrielles de tous les temps. En pleine nuit, à Bhopal, au centre de l’Inde, 27 tonnes d’isocyanate de méthyle (MIC), un gaz hautement toxique, s’échappaient d’un réservoir de l’usine appartenant à l’entreprise américaine Union Carbide Company (UCC). Cette tragédie, on l’appelle aussi « le Tchernobyl de l’Inde ».
On estime que l’exposition directe à la fuite aurait causé la mort de plus de 22 000 personnes. Depuis lors, plus de 500 000 personnes souffrent encore d’affections permanentes à différents degrés. Pourquoi ? Parce que les entreprises concernées, UCC puis Dow Chemical (Dow), qui a racheté UCC en 2001, n’ont jamais assumé la responsabilité de cette tragédie. Elles refusent d’assainir complètement le site et d’indemniser correctement les victimes. C’est le règne de l’impunité. Le 28 mai dernier, une délégation d’Amnesty International a accompagné deux militant·e·s de Bhopal au siège de Dow Europe. Ils ont trouvé porte close.
Rachna Dhingra, coordinatrice de la International Campaign for Justice in Bhopal, et Sathinath Sarangi (Sathyu), fondateur du Sambhavna Trust, sont deux figures majeures de la lutte pour la justice des victimes de Bhopal. Ils sont venu·e·s en Suisse avec dans leurs bagages de l’eau de Bhopal, qu’ils voulaient remettre personnellement à la direction de Dow Europe, à Horgen, sur la magnifique rive du lac de Zurich. L’eau est contaminée de métaux lourds, bien sûr, mais c’est cette eau que la population de Bhopal doit se résigner à consommer, puisque le site de l’usine n’a toujours pas été assaini.
La délégation d'Amnesty Suisse et les deux activistes venus de Bhopal, Rachna Dhingra et Sathinath Sarangi, se sont vu refuser l'accès à l'usine de Dow Chemical.
© Amnesty International
En écoutant les témoignages poignants de Rachna et Sathyu, je fais ce constat amer : la population a bel et bien été tuée deux fois. La première lorsque le MIC, hautement toxique, s’est échappé de l’usine en 1984 et la deuxième, aujourd’hui, par l’indifférence générale. Car lorsqu’on aborde le public en parlant de la catastrophe de Bhopal, on nous répond souvent : « Bho – quoi ? ». On oublierait au motif que cela fait 40 ans.
Pourtant, les communautés de Bhopal, elles, ne peuvent pas tourner la page. Les femmes continuent à mettre au monde des enfants victimes de malformations congénitales, quand elles ne font pas de fausses couches. Les gens souffrent de tuberculose, de problèmes pulmonaires, de maladies coronariennes ou nerveuses. Le gouvernement indien a bien tenté de traduire les responsables en justice, mais le siège principal de UCC, et maintenant de Dow, est aux États-Unis. Le directeur de UCC, Warren Anderson, a été incarcéré pendant un jour peu de temps après la catastrophe, puis libéré sous caution. Il s’est alors empressé de rentrer chez lui, à des milliers de kilomètres de Bhopal, bien à l’abri de poursuites judiciaires. Il est décédé depuis.
Les activistes de Bhopal font preuve d’une résilience incroyable. Sans relâche, ils sillonnent le monde et font campagne pour obtenir que les responsables soient traduits en justice : un nettoyage complet du site contaminé, des indemnisations justes, l’accès à des soins médicaux appropriés ainsi qu’une réadaptation sociale et économique complète pour les communautés. C’est une bataille de longue haleine, dans un parcours semé d’embûches.
Le 27 mai, le jour avant de se rendre au siège de Dow, Rachna et Sathyu se sont joints, dans une ambiance festive, à la remise des plus de 280'000 signatures pour la nouvelle initiative pour des multinationales responsables. Celle-ci exige une législation forte et efficace en Suisse pour que les multinationales soient tenues responsables en cas d’abus ou de pollution de l’environnement. Une revendication qui fait écho à la quête de justice des communautés de Bhopal, ignorées, bafouées dans leurs droits, face à l’immobilisme criminel de multinationales qui refusent même de leur ouvrir leurs portes pour écouter les revendications de leurs porte-paroles. Oui, c’est vrai, l’indifférence tue bien une deuxième fois.