Des milliers d'hommes, femmes et enfants, la plupart ayant fui un pays en guerre, sont bloqué·e·s sur les îles grecques, comme dans le camp de Moria, à Lesbos, à cause de l'accord UE/Turquie signé il y a deux ans. © Giorgos Moutafis/Amnesty International
Des milliers d'hommes, femmes et enfants, la plupart ayant fui un pays en guerre, sont bloqué·e·s sur les îles grecques, comme dans le camp de Moria, à Lesbos, à cause de l'accord UE/Turquie signé il y a deux ans. © Giorgos Moutafis/Amnesty International

Histoires de réfugiés dans les camps des îles grecques «Combien de temps allons-nous tolérer cette situation?»

Récit par Almas Korotana, rédactrice à Amnesty International UK, février 2018
Une équipe d'Amnesty International a passé une semaine sur les îles grecques de Chios et Lesbos afin de récolter des informations sur les conditions dans lesquelles vivent des milliers de réfugié·e·s en fuite. Almas Korotana nous rapporte leurs histoires: celles d'hommes, de femmes et d'enfants qui attendent de pouvoir continuer leur périple pour trouver un endroit sûr.

Ne vous méprenez pas, c’est l’hiver ici aussi. Il fait particulièrement froid et humide depuis des mois, et ce n’est pas encore fini. C’est pourquoi nous demandons au Premier ministre grec, Alexis Tsipras, de transférer toutes ces personnes sur le continent, où elles bénéficieront d’une meilleure prise en charge en attendant de connaître leur sort.

Actuellement, 15'000 personnes sont bloquées sur les îles grecques, la grande majorité ayant fui leur pays déchiré par la guerre.

Actuellement, 15'000 personnes sont bloquées sur les îles grecques, la grande majorité ayant fui leur pays déchiré par la guerre. Suite à un accord conclu entre l’Union européenne (UE) et la Turquie en mars 2016, des milliers de personnes sont contraintes de rester sur les îles depuis des mois, les autorités grecques espérant ainsi envoyer rapidement ces personnes en Turquie. Cet accord repose sur le postulat selon lequel la Turquie est un pays sûr pour les réfugiés syriens, ce qui n’est pas le cas.

L’accord a été considéré comme une réussite par beaucoup puisqu’il a réduit le nombre de personnes arrivant en Grèce. Mais en réalité, il s’agit d’un nouveau moyen pour l’UE de transférer sa responsabilité envers les réfugiés sur d’autres pays. Il condamne également des milliers d’individus vulnérables à subir des conditions épouvantables.

© Giorgos Moutafis/Amnesty International

Ils avaient de vraies vies, comme tout le monde

Nous avons parlé à des dizaines de personnes lors de notre visite - beaucoup sont arrivées seules, d’autres avec leurs familles. Ils viennent de tout le Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord et au-delà, y compris de la Syrie, de l’Afghanistan, du Koweït, de l’Érythrée et de la Somalie.

Avant de venir dans les camps de réfugiés, ils avaient tous une vie, comme tout le monde. Ils étaient, entre autres, ingénieurs, boulangers, commerçants, ouvriers dans le bâtiment, agriculteurs, avocats, étudiants, professeurs. Mais face à l’extrême danger, ils ont été forcés de fuir leurs maisons et se retrouvent maintenant dans les camps de Vial et de Moria en Grèce.

Le camp de Vial à Chios accueille environ 2'000 réfugiés. Certains - s’ils sont «chanceux» - vivent dans ce qui ressemble à un conteneur d’expédition. Ces habitations sont étanches et solides, mais la température y est souvent glaciale, particulièrement la nuit. Les autres doivent se contenter d’une grande tente en toile où se répartissent des dizaines d’espaces délimités par des couvertures. Les tentes abritent plusieurs personnes, et elles sont dans l’obscurité car des couvertures supplémentaires recouvrent les tentes pour renforcer l’isolation et offrir un peu d’intimité.

Les couvertures tentent de créer un minimum d'intimité dans de grandes tentes hébergeant des dizaines de personnes. © Giorgos Moutafis/Amnesty International

il fait très froid la nuit au point de les empêcher de dormir.

D’innombrables réfugiés nous racontent qu’il fait très froid la nuit au point de les empêcher de dormir. Ils souffrent du froid mordant et du bruit du vent qui fouette violemment leur tente. On peut lire sur les visages l’épuisement des semaines voire des mois de privation de sommeil.

Nous parlons avec un Erythréen nommé Saare*, qui affirme que les autres nationalités ont la priorité pour être déplacées hors du camp, et il ne comprend tout simplement pas pourquoi. Malheureusement, les tensions entre les différents groupes sont une réalité pour ces personnes forcées à vivre ensemble dans des circonstances très difficiles.

Saare est ici avec sa femme, partageant un conteneur avec une dizaine d’autres personnes. Il dit qu’ils aimeraient avoir un peu d’intimité, mais bien sûr, ils n’en ont pas ici. Leur rendez-vous pour déterminer la suite de leur situation n’est pas avant mars, ils devront donc attendre.

Si peu d'espoir

Nous parlons à Doumi, un Koweïtien de 18 ans, qui vit à Vial depuis quatre mois. Il est arrivé ici par la Turquie sur un bateau avec 60 autres personnes, dont certaines sont mortes au cours du voyage. Il est venu seul et dit qu’il ne peut même pas envisager de penser à son avenir - pour l’instant il ne peut penser qu’à sortir d’ici. C’est bouleversant de voir une si jeune personne - qui devrait avoir tout le potentiel du monde - avoir si peu d’espoir pour elle-même.

Nous parlons également à un chaleureux couple syrien qui nous invite à discuter dans sa tente, en nous préparant des couvertures pour que nous puissions nous asseoir. C’est incroyable que certains trouvent la patience de faire preuve d’hospitalité même dans ces conditions. La femme, Haya, pourrait avoir un cancer du sein - ils nous montrent ses radios qu’ils conservent dans une enveloppe apportée de Damas. Elle dit que les médecins du camp prennent son cas au sérieux, mais elle s’inquiète qu’ils soient trop lents pour l’aider. Son mari Joram dit que tout ce qui importe pour lui, c’est que sa femme soit soignée et que ses enfants puissent aller à l’école.

Ce qui est frappant, sans être surprenant, c’est que tous les parents à qui nous avons parlé ne pensent guère à eux-mêmes et à leur propre avenir. Ils veulent juste une vie meilleure pour leurs enfants : qu’ils soient en sécurité, au chaud, et puissent faire des études. Ce n’est pas trop demander, mais tout le monde ici se bat pour l’obtenir.

«Je veux aller à l'école pour recommencer»

Nous rencontrons ensuite Sayid, un jeune Syrien d’une vingtaine d’années. Il est ici depuis trois mois. Il a dû laisser derrière lui sa femme et leur bébé de huit mois. Sayid veut les faire venir ici, et il s’inquiète pour ses parents, à qui il n’a pas parlé depuis 20 jours, après que leur village a été touché par une attaque aérienne. Il dit qu’il a de l’argent, il a juste besoin des papiers pour quitter l’île. Il veut être enseignant: «Je veux aller à l’école pour recommencer».

Nous demandons à Sayid si nous pouvons prendre une photo de lui, mais il refuse. En réalité, beaucoup de personnes à qui nous avons parlé ont refusé de nous laisser les photographier. Elles ont peur d’avoir des ennuis avec les gardiens du camp. Bien évidemment, elles ne veulent pas être renvoyées dans leur pays ou risquer de voir leur départ de l’île reporté, il est donc plus sûr de rester anonyme.

Ahmed, 20 ans, étudiait l'ingénierie mécanique au Yémen et espère de tout son coeur pouvoir reprendre ses études. © Giorgos Moutafis/Amnesty International

Les hommes sont probablement les moins susceptibles de quitter les camps en priorité car ils sont considérés comme moins prioritaires. N’entrant pas dans la catégorie des personnes «vulnérables» (étiquette réservée, par exemple, aux femmes enceintes ou aux personnes ayant des problèmes de santé jugés suffisamment graves), ils peuvent rester dans le camp pendant plus d’un an.

«Une semaine ici suffit à vous rendre fou.»
- Jaah, un jeune Afghan dans le camp de Moria, sur l'île de Lesbos

À Moria (sur l’île de Lesbos), nous rencontrons Jaah, un jeune Afghan qui nous dit sur le ton de la plaisanterie que le camp l’a fait vieillir, et qu’il a désormais des cheveux gris. Mais le ton devient grave lorsqu’il nous explique qu’avant, ses pensées tournaient autour du travail, des études ou des voyages, et que désormais, il n’y pense plus du tout. «Une semaine ici suffit à vous rendre fou», nous dit-il.

Jaah fait partie de la communauté afghane au sein du camp de Moria qui abrite jusqu’à 7'000 personnes, soit près de trois fois sa capacité. Les Afghans sont «dirigés» par un homme plus âgé appelé Abdul. Il fait clairement office de protecteur pour les plus jeunes qui semblent le considérer comme une figure paternelle. Abdul est révolté par la situation des hommes, qui attendent souvent des mois ou des années pour finir par voir leur demande d’asile rejetée et être renvoyés chez eux. Il se demande pourquoi on leur fait perdre leur temps au lieu de les informer plus tôt. «Nous sommes des êtres humains, combien de temps pouvons-nous tolérer cette situation?» s’interroge-t-il.

Toujours à Moria, nous rencontrons Adelina, une Yéménite âgée de 30 ans, qui décrit un incident qui s’est produit récemment. Elle vit dans une section réservée aux femmes du camp, mais une nuit, des hommes ont commencé à lancer des pierres et à briser les clôtures et les fenêtres entourant sa zone. Les hommes, le visage couvert, pénétraient dans les conteneurs des femmes et y volaient des objets. Dans son conteneur, les femmes sont restées et ont bloqué la porte avec leurs lits en attendant que la situation soit suffisamment sûre pour partir. «La police a lancé du gaz lacrymogène et les larmes coulaient sur nos visages tandis que nous étions encore dans la pièce - nous ne savions pas ce que c’était». Les agents de police sont partis à 1 heure du matin, alors que la situation n’était pas encore réglée et ils ne sont pas revenus avant 6 heures du matin.

Beaucoup trop d'histoires à raconter

Nous avons connaissance des chiffres donnés par les médias concernant les réfugiés, mais ce qu’il est important de mettre en lumière, c’est que ce sont autant d’histoires choquantes, terribles et uniques. Trop d’histoires pour toutes les raconter.

Nous avons connaissance des chiffres [...] [mais] ce sont autant d’histoires choquantes, terribles et uniques.

Comme l’histoire de ces parents qui ont reçu des couches et du lait pour leurs bébés dans le premier mois de leur séjour, et n’en ont plus jamais eu.

Et celui des repas si peu nourrissants et en quantité si réduite qu’ils ne suffisent pas à rassasier jusqu’au suivant.

Ou cet ennui implacable du temps indéterminé passé à attendre d’être transféré ou renvoyé. 

Ou la peur de se rendre aux toilettes la nuit, à cause des mauvaises rencontres que l’on peut y faire.

Ou les heures d’attente depuis 4 heures du matin pour voir un médecin qui vous expédiera avec quelques cachets qui ne vous seront pas vraiment d’une grande aide.

Ou ces centaines d’enfants forcés à passer une partie de leur enfance loin de l’école et dans la boue.

Camp de Moria, à Lesbos en Grèce. © Giorgos Moutafis/Amnesty International

Et la dépression et l’anxiété qui se répandent dans les camps comme une traînée de poudre.

Ces histoires de parents, de frères et sœurs et d’enfants laissés dans leur pays d’origine, mais à qui ils espèrent un jour pouvoir offrir une nouvelle vie, ensemble.

Ou ces femmes en fin de grossesse qui dorment à même le sol dans une tente parce qu’elles n’ont nulle part ailleurs où aller.

Et les histoires de ces milliers d’autres personnes avec lesquelles nous n’avons pu parler.

Lorsque l’on visite ces camps, on a du mal à concevoir que des êtres humains puissent passer ne serait-ce qu’une nuit dans ces conditions, et encore moins des semaines, des mois, voire des années.

Les gens sont pris au piège ici, et leurs vies mises en attente.

Les gens sont pris au piège ici, et leurs vies mises en attente. Ils sont plongés dans l’incertitude, en attente d’une issue qui pourrait s’avérer cauchemardesque s’ils étaient renvoyés vers les dangers auxquels ils ont cherché à échapper à tout prix.