On n’avait pas vu un tel nombre de personnes fuyant vers d’autres pays européens depuis la Seconde Guerre mondiale, et la Pologne en accueille la majorité. La volonté d’aider dont ont fait preuve les bénévoles est extraordinaire. Un élan de solidarité rendu possible par l’attitude du gouvernement face aux personnes fuyant l’Ukraine, beaucoup plus ouverte que les politiques de renvoi forcé et d’enfermement qu’il emploie contre les personnes fuyant d’autres conflits et arrivant en Pologne par le Bélarus.
«La solidarité des bénévoles en Pologne est remarquable, mais si les autorités ne prennent pas leurs responsabilités, certaines personnes risquent de passer entre les mailles du filet.»
Nils Muižnieks, directeur pour l’Europe à Amnesty International
L’assistance cruciale actuellement offerte par des organisations non gouvernementales (ONG) et des bénévoles aux personnes fuyant l’Ukraine a précédemment été entravée et érigée en infraction à la frontière avec le Bélarus. Ce sont essentiellement des citoyen·ne·x·s ordinaires, des ONG et des municipalités qui ont endossé la responsabilité principale de l’aide aux personnes fuyant l’Ukraine, ce qui a donné lieu à d’énormes difficultés. Mais le manque de moyens et de structure a engendré une situation chaotique et dangereuse en Pologne et fait peser des risques de souffrances supplémentaires sur les personnes qui fuient la guerre en Ukraine.
«La solidarité témoignée par les bénévoles en Pologne est remarquable, mais si les autorités centrales ne prennent pas leurs responsabilités et ne mènent pas une action concertée, certaines personnes ayant besoin d’une protection et d’une assistance risquent de passer entre les mailles du filet. Les personnes fuyant l’Ukraine tiennent plus que tout à obtenir des informations fiables concernant leur hébergement, les transports disponibles et leur statut au regard du droit, mais sans coordination, elles risquent d’être privées de ces services essentiels, et d’être harcelées ou abusées par des criminels. Le gouvernement polonais doit désormais accélérer la cadence afin de résoudre ces problèmes et de garder ces personnes en sécurité», a déclaré Nils Muižnieks, directeur pour l’Europe à Amnesty International.
Des bénévoles très présents
Des milliers de bénévoles ont prêté assistance aux personnes se trouvant aux frontières entre la Pologne et l’Ukraine et dans les gares. Ils ont notamment fourni de la nourriture, des hébergements, des services d’interprétariat, et la possibilité d’effectuer des trajets gratuits à travers l’Europe.
Les bénévoles étaient beaucoup plus visibles et actifs que les autorités dans toutes les zones où Amnesty International s’est rendue, notamment les points d’accueil voisins de Medyka, le principal point de passage frontalier pour les personnes fuyant l’Ukraine, et de Korczowa (Hala Kijowska), ainsi que dans les centres d’accueil et les gares à Przemysl et Varsovie.
Il n’est cependant pas possible de se reposer de manière durable sur des bénévoles, et le gouvernement central doit agir rapidement afin de proposer un système d’enregistrement, des hébergements à plus long terme, un soutien psychosocial, des transports et d’autres modes d’assistance.
Malgré les efforts louables des bénévoles, des lacunes subsistent dans des domaines critiques, notamment en matière d’information sur le statut de ces personnes au regard du droit. Ce manque d’information cause une forte anxiété, en particulier parmi les personnes qui ne sont pas de nationalité ukrainienne, et il incombe au gouvernement de fournir des renseignements à toutes les personnes fuyant l’Ukraine, en ce qui concerne leur statut juridique en Pologne ou les possibilités s’offrant à elles pour se rendre légalement dans d’autres pays de l’Union européenne (UE).
«De nombreuses personnes n’étant pas de nationalité ukrainienne, notamment celles qui ont besoin d’une protection internationale, ne savent pas quel est leur statut en Pologne. Toutes les personnes fuyant le conflit doivent être traitées avec humanité et se voir proposer la possibilité de continuer leur vie, quelle que soit leur nationalité», a déclaré Nils Muižnieks.
Protéger les personnes fuyant l’Ukraine contre la violence et les prédateurs
L’absence d’intervention de la part de l’État expose par ailleurs les personnes fuyant l’Ukraine à un risque de violence et de traite. Amnesty International a visité plusieurs structures temporaires d’accueil, notamment à Przemysl («Centre Tesco») et Korczowa (Hala Kijowska), près de la frontière avec l’Ukraine. Elles ont été mises en place afin de favoriser des transferts dans les meilleurs délais, s’appuyant souvent sur des particuliers pour fournir transport et/ou hébergements.
Sans procédure officielle d’enregistrement et de suivi, les personnes qui ont fui l'Ukraine sont exposées à un risque d’abus de la part de personnes ou de bandes criminelles. Les informations faisant état de violences liées au genre contre des femmes et des filles sont particulièrement inquiétantes.
Les bénévoles éprouvent des difficultés à enregistrer les nouveaux arrivant·e·s. Mais sans procédure officielle d’enregistrement et de suivi, les femmes, les hommes et les enfants ayant fui l’Ukraine –en particulier ceux qui ne parlent ni polonais ni anglais– sont exposés à un risque d’abus de la part de personnes ou de bandes criminelles cherchant à exploiter cette situation chaotique.
Les délégué·e·s d’Amnesty International ont personnellement vu comment des personnes arrivées en Pologne ont immédiatement demandé l’assistance de quiconque était disposé à les aider. Les nouvelles informations faisant état de violences liées au genre contre des femmes et des filles sont tout particulièrement inquiétantes. Il a été signalé que la police de Wroclaw a arrêté un Polonais de 49 ans qui aurait agressé sexuellement une Ukrainienne qu’il avait proposé d’accueillir dans son appartement après qu’elle a quitté l’Ukraine.
Les organisations polonaises de défense des droits humains ont également déclaré qu’elles reçoivent actuellement des signalements sur d’autres cas de violences sexuelles, qui restent confidentiels. Elles craignent que les personnes fuyant l’Ukraine, notamment les mineur·e·s non accompagnés, ne deviennent victimes de la traite.
«Des mineur·e·s arrivent en Pologne en provenance d’Ukraine, mais les autorités n’enregistrent pas l’identité des personnes qui logent un grand nombre d’entre eux. Dans certains cas, leurs parents les envoient chez des membres de la famille en Pologne. Dans un cas, une fillette âgée de 11 ans faisait le trajet avec son oncle, mais quand l’oncle a été intercepté à la frontière, elle a continué seule», a déclaré Irena Dawid-Olczyk, présidente de l’ONG La Strada.
Karolina Wierzbińska, d’Homo Faber, a signalé à la police qu’une femme abordait les femmes et les enfants arrivant à la gare de Lublin afin de leur proposer de l’argent en échange de leur passeport. Des membres du personnel de son organisation ont aussi vu des hommes accoster avec aggressivité des femmes arrivant d’Ukraine, et leur proposer transport et logement.
Amnesty International demande l’introduction d’un système standardisé d’enregistrement institutionnel sur la provenance, la famille et la destination des personnes qui fuient, et sur l’identité des personnes leur proposant de les transporter et de les loger.
Discrimination en Ukraine
La loi martiale appliquée en Ukraine interdit aux hommes âgés de 18 à 60 ans de quitter le pays. Les personnes quittant l’Ukraine sont par conséquent en grande majorité des femmes et des enfants, les familles étant séparées.
Ces restrictions ont des effets particulièrement néfastes pour les hommes en situation de handicap et les hommes s’occupant seuls de leurs enfants. Des hommes présentant un handicap et possédant certains papiers ont été autorisés à quitter le pays. Dans les faits, cependant, ils n’y parviennent pas toujours.
«Mon fils a perdu un bras et l’ouïe dans le conflit précédent. Mon mari et moi étions dans la même voiture que lui, mais les garde-frontières ukrainiens ne laissaient passer que les femmes. Mon fils est officiellement [reconnu comme] une personne dont les handicaps résultent de blessures de guerre, il ne peut pas travailler, et pourtant ils ne l’ont pas laissé passer», a expliqué Sofia, coiffeuse à Dnipro. Sofia et deux autres femmes voyageant avec elle ont également dit avoir vu de nombreux autres hommes se faire intercepter par les garde-frontières ukrainiens. «Un homme voyageait avec ses deux enfants, qui avaient peut-être cinq ans et un an, et ils ont refusé de le laisser passer. On aurait dit qu’il n’avait pas de femme, peut-être qu’il était veuf. Les garde-frontières ukrainiens ont déclaré qu’ils [les garde-frontières] pouvaient prendre les enfants mais pas le père.»
Amnesty International a aussi parlé à 27 personnes ressortissantes d’autres pays, qui ont fui l’Ukraine après l’invasion russe, notamment de nombreux étudiant·e·x·s internationaux et des personnes qui résidaient en Ukraine, certaines depuis 20 ans. Des personnes racisées, en particulier des personnes noires, ont déclaré avoir fait l’objet de discriminations et de violences de la part des forces ukrainiennes lorsqu’elles ont essayé de quitter l’Ukraine.
Beaucoup ont dénoncé des traitements discriminatoires, à la fois lorsqu’elles ont essayé de monter à bord de trains et de bus, et près des points de passage à la frontière, tandis que certaines ont décrit des agressions verbales et physiques de la part des forces ukrainiennes et de bénévoles.
«Des personnes ont été victimes de racisme, d’autres non, c’est en fonction de la couleur de la peau et du genre.»
Bilal, étudiant pakistanais de 24 ans
Des personnes racisées originaires d’un certain nombre de pays d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie du Sud ont raconté que les forces et personnels ukrainiens les ont empêchées à maintes reprises de monter à bord de trains à destination de la Pologne à la gare de Lviv. On leur a dit qu’il fallait donner la priorité aux femmes et aux enfants, mais des femmes originaires d’Afrique et d’Asie du Sud auraient également été empêchées de monter à bord de trains dans certains cas.
«Des personnes ont été victimes de racisme, d’autres non, c’est en fonction de la couleur de la peau et du genre», a déclaré Bilal, 24 ans, un étudiant venu du Pakistan. «Mon ami qui est noir a été confronté au racisme [...] Il y a une queue, si vous être Ukrainien c’est facile de traverser, sinon, cela prend du temps. Les garde-frontières ont utilisé une matraque contre mon ami, ils lui ont fait mal.»
Protéger toutes les personnes contre la discrimination en Pologne
Si la Pologne et d’autres pays européens ont ouvert leurs frontières aux citoyen·ne·s ukrainiens, la manière dont la Pologne a traité les personnes fuyant d’autres zones de conflit, en s’appuyant sur des politiques et des infrastructures visant à dissuader et à retenir les personnes aux frontières, est indigne.
Des étrangers ont déjà subi la haine et la violence, comme l’a montré une attaque signalée à Przemysl le 1er mars, lorsqu’un groupe d’hommes nationalistes ont agressé trois étudiants indiens qui venaient d’arriver d’Ukraine, dans ce qui semble être une attaque motivée par la haine.
« Les autorités polonaises doivent garantir que toutes les personnes ayant fui l’Ukraine soient traitées avec le même degré de respect, et protéger leurs droits fondamentaux et leur dignité. Le racisme, les discours de haine et les attaques ne doivent pas être tolérés et les auteurs présumés doivent être amenés à rendre des comptes », a déclaré Nils Muižnieks d’Amnesty International.