Assises du journalisme CEDH et liberté de la presse en Suisse

200 journalistes ont participé aux 3e Assises du journalisme (24 septembre 2014), co-organisées par impressum-Les journalistes suisses, Amnesty international, Reporters sans frontières, Presse ...
200 journalistes ont participé aux 3e Assises du journalisme (24 septembre 2014), co-organisées par impressum-Les journalistes suisses, Amnesty international, Reporters sans frontières, Presse Embleme Campagne, la Fédération européenne des journalistes et l’Université de Fribourg. L’événement était parrainé par la SRG SSR, Tamedia publications romandes et Ringier romandie.


La censure en Suisse

Des cas de censures ont récemment défrayé la chronique en Suisse : à Neuchâtel, le journaliste Ludovic Rocchi a subi des perquisitions qui visaient à trouver ses sources. En Valais, le journaliste Yves Steiner, enquêtant sur un encaveur local, s’est vu interdire la diffusion de son reportage à la télévision.

Ces témoins de censure, qu’Amnesty International réunit dans cette table ronde des Assises, sont rejoints par un confrère journaliste, des avocats et juristes sur deux constats : le premier est que la liberté de la presse en Suisse n’est de loin pas acquise, comme l’explique le journaliste Jean-Philippe Ceppi. Le second, c’est que les journalistes ont à leur disposition un outil juridique dont, souvent, ils ignorent la portée : la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH).

La CEDH: les droits humains contraignants

La CEDH ? Un traité international mal connu, mal-aimé parfois, qui a permis à des milliers de personnes d’obtenir justice depuis sa création, comme l’explique Alain Bovard, juriste à la Section suisse d’Amnesty International. En 1949, au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, le continent européen se crée un forum pour les droits humains, le Conseil de l’Europe[1], et un traité contraignant pour les droits fondamentaux. La CEDH, en protégeant de la torture, en garantissant la vie privée et familiale ou en assurant le droit à un procès équitable, se veut l’arme de l’individu face à la toute-puissance de l’Etat.

En pratique, la CEDH est un instrument en pleine évolution : sa mise en œuvre est contrôlée par un tribunal, la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg, qui l’interprète et la développe par sa jurisprudence. Aujourd’hui, 800 millions d’individus peuvent, après avoir épuisé tous les moyens de recours nationaux, porter plainte contre leur Etat pour violation de la CEDH. Avec le temps, la Cour de Strasbourg a été amenée à traiter des cas de biomédecine, de délais de recours, de vides juridiques… Ses jugements contraignants obligent parfois les Etats à modifier leur législation nationale.

Quid de la Suisse ? Avant 1974, en l’absence du droit de vote des femmes, elle n’était pas assez démocratique pour ratifier la CEDH. Depuis lors, membre à part entière du Conseil de l’Europe, liée à la Cour de Strasbourg, elle a vu son ordre juridique modifié par la CEDH. Des modifications qui sont d’une ampleur méconnue du grand public : harmonisation du droit pénal, plus grande égalité entre maris et épouses dans le choix des noms, et surtout modification de la Constitution elle-même. En effet, en 1999, le catalogue des droits fondamentaux protégés en Suisse a considérablement augmenté. Des articles entiers de la CEDH, comme celui protégeant la vie privée, sont repris dans la nouvelle Constitution, acceptée par le peuple. La CEDH trouve ainsi, de par sa transposition dans le droit national, une nouvelle légitimité. Nos juges peuvent désormais l’invoquer directement dans leurs jugements et ne se privent pas de le faire.

© Amnesty International, Impressum, RSF

La CEDH et la liberté de l'information

Les journalistes de toute l’Europe ont grandement bénéficié de cette protection qu’offre l’Art. 10 de la CEDH (droit à la liberté d’expression). Un exemple, en Suisse, rappelle celui qui a récemment frappé Yves Steiner : en 1997, la justice suisse plaçait sous embargo juridique les cassettes d’une émission de «Temps Présent» sur l’affaire des fonds en déshérence. Après avoir vainement plaidé sa cause au Tribunal fédéral, Daniel Monnat, son producteur, s’est alors tourné vers Strasbourg. La Cour a désavoué la justice suisse, arguant que le documentaire était nécessaire au débat public.

Débat public, proportionnalité des mesures… La Cour de Strasbourg étudie au cas par cas, soupèse les intérêts du plaignant et de l’Etat, mais protège fermement la liberté des médias. Durant la table ronde des Assises du journalisme, l’avocate française Fabienne Aubry explique ainsi qu’aux Pays-Bas, l’Etat a été condamné pour avoir espionné des journalistes[2]. Dans son arrêt, Strasbourg rappelle « l’importance de la protection des sources journalistiques pour la liberté de la presse dans une société démocratique[3]». Au Royaume-Uni, un journaliste du The Engineer a été amendé pour avoir refusé de révéler ses sources[4]. En France, un article sur le dopage a conduit à des perquisitions au domicile du journaliste[5].

Une fonction normative

Dans un Etat comme la Suisse qui applique la doctrine moniste, qui veut que le droit international directement applicable soit automatiquement intégré au droit national, la CEDH exerce également une fonction normative, et nombre de juges peuvent l’invoquer directement dans leurs décisions. Il n’est même plus besoin d’aller jusqu’à Strasbourg pour obtenir la protection de la CEDH. Ludovic Rocchi le sait bien puisque la justice neuchâteloise a déclaré illégales les perquisitions dont il a fait l’objet et qu’elle a basé sa décision essentiellement sur la CEDH. C’est ce qu’explique son avocat, Me Yves Burnand, lors des Assises du journalisme. Le texte du Conseil de l’Europe se révèle donc une protection de poids pour la liberté des journalistes.

Quel futur?

A l’heure où une initiative populaire veut faire primer le droit national sur le droit international, avec en ligne de mire avouée la CEDH, l’avenir de la liberté de l’information en Suisse semble plutôt sombre. Il est plus que jamais de la responsabilité des médias de comprendre, 40 ans après la ratification de la CEDH par la Suisse, comment Strasbourg peut soutenir leur travail, essentiel dans une société libre.

La résolution des Assises 2014

En savoir plus sur la CEDH


[1] A ne pas confondre avec l’Union européenne, projet politique mis en place plus tard avec une partie seulement des Etats du continent européen. Le Conseil de l’Europe, forum des droits humains, accueille aujourd’hui 47 Etats sur tout le continent et établit des règles pour la protection des droits fondamentaux.

[2] CrEDH, Telegraaf Media Nederland Landelijke Media B.V. et autres c. Pays-Bas

[3] Cour européenne des droits de l’homme,  Protection des sources journalistiques, août 2013

[4] CrEDH, Goodwin c. Royaume-Uni

[5] CrEDH, Ressiot et autres c. France