Dans le respect des droits humains, la Suisse se considère volontiers comme modèle. Pourtant, elle n'a signé la CEDH qu'en 1974, alors que le Conseil de l'Europe, fondé en 1949, avait adopté dès 1950 cette convention qui garantit les droits humains les plus élémentaires. Pourquoi la Suisse a-t-elle attendu si longtemps pour la ratifier ?
La réponse réside dans l'universalité des droits humains : ils s'appliquent à touxtes. Pour la Suisse, où les femmes n'avaient pas le droit de vote, cela posait problème, même si une ratification était vivement souhaitée. Le Conseil fédéral envisageait alors de signer la CEDH sans garantir l'égalité des droits politiques entre hommes et femmes.
Les associations féministes ont protesté. Ces mobilisations et le fait que la Suisse ne voulait pas rester à la traîne au niveau international ont conduit à l'introduction du droit de vote des femmes au niveau fédéral. Peu après, la Suisse a ratifié la Convention européenne des droits de l'homme. Le droit de vote des femmes en Suisse a donc été indirectement encouragé par la CEDH.
De nombreux progrès en Suisse grâce aux jugements
Grâce à la CEDH, la Suisse a également progressé dans d’autres domaines. Un article de la Constitution fédérale, contraire à la liberté de religion et dirigé entre autres contre les jésuites, a été supprimé. Les droits procéduraux des accusé·e·x·s ont été renforcés, le code de procédure a été réformé et l'assistance administrative a été supprimée. Les discriminations dans le choix du nom ont été supprimées, la liberté d'expression a été renforcée et l'espionnage de la vie privée limité.
La ratification de la Convention a donc apporté des améliorations tangibles pour les droits humains. Tout le monde est mieux protégé, car la CEDH prévoit une procédure de mise en œuvre qui permet à une personne, à des groupes de personnes ou à des États de déposer une plainte devant la Cour européenne des droits de l'homme à Strasbourg pour violation de la CEDH par un État signataire. Si un pays est condamné, il doit prendre des mesures afin d'éviter toute nouvelle violation. La CEDH et la Cour européenne des droits de l'homme représentent aujourd'hui encore le dernier espoir de justice pour de nombreuses victimes de violations des droits humains par les É en Europe.
La Turquie, la Russie, l'Ukraine et la Roumanie sont les pays qui ont été le plus mis en cause ces trois dernières années concernant de graves violations des droits humains comme la torture et les mauvais traitements de détenu·e·x·s , la persécution de journalistes, les violences policières ou les discriminations.
Mais la Suisse aussi occupe régulièrement le quotidien des juges de la Cour européenne des droits de l'homme : environ 280 requêtes sont déposées chaque année contre la Suisse, le plus souvent pour des violations du droit à un procès équitable et à la liberté d'expression ou pour des violations de l'interdiction de discrimination. La Suisse n’a été condamnée que dans trois pour cent des plaintes déposées.
Protection contre la torture, les violences policières et le racisme
En 2020, un réfugié afghan converti au christianisme devait être renvoyé en Afghanistan par la Suisse. La CEDH a conclu que son renvoi violerait l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme, qui interdit la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants. La Suisse n'avait pas examiné avec suffisamment de précision les conséquences et les dangers d'un retour en Afghanistan. Les chrétien·ne·x·s y sont en effet massivement persécuté·e·x·s par les Talibans, les convertis risquent même la peine de mort. Depuis l'arrêt de la CEDH, l'affaire a été réouverte en Suisse.
En 2013, la Suisse était condamnée pour une violation de l'article 3 de la CEDH, une première. La Cour européenne des droits de l'homme concluait que deux policiers genevois avaient fait un usage disproportionné de la force lors d'un contrôle d'identité. La victime, un demandeur d’asile originaire du Burkina Faso, avait été arrêté le 2 mai 2005 par les policiers et prié de décliner son identité. Au cours de ce contrôle, les policiers auraient proféré des insultes racistes, agressé physiquement et même menacé de mort l'homme burkinabé - et ce, bien qu'il ait accepté de décliner son identité. Selon l'expertise médicale, le plaignant a subi une fracture de la clavicule droite et a dû être mis en congé maladie.
Ce jugement est d'une grande importance pour les victimes de violences policières : le tribunal a clairement établi que les violences policières disproportionnées ne devaient pas être tolérées et devaient faire l'objet d'une enquête appropriée, indépendante et rapide – en particulier lorsque des motifs racistes pouvaient être en jeu.
Mais le jugement a également fait l'objet de critiques : la juge suisse Helen Keller a estimé que l'action des deux policiers était absolument nécessaire et proportionnée. Selon elle, les preuves recueillies ne permettent en aucun cas de conclure que le plaignant a été traité de manière inhumaine ou dégradante.
Critiques et demandes de retrait à répétition
Les critiques à l'encontre de la CEDH et de la Cour européenne des droits de l'homme sont fréquentes en Suisse. Dans les années 1970 et 1980 déjà, des arrêts défavorables de la CEDH ont donné lieu à des débats parlementaires animés et à des demandes de retrait. Plus récemment, avec son initiative sur les juges étrangers, l'UDC a lancé une attaque frontale contre l'État de droit et les droits fondamentaux : les victimes concernées n'auraient plus pu se référer à la CEDH ou à d'autres traités internationaux et auraient été plus exposées à l'arbitraire et à la discrimination. Si l'initiative avait été acceptée, les droits humains auraient pu être limités par de simples votations. L'initiative a certes été nettement rejetée en votation populaire en 2018, mais les attaques contre la CEDH n'ont pas cessé – et s'intensifient à nouveau aujourd'hui. Plusieurs interventions de l'UDC ont même exigé concrètement un retrait suisse de la CEDH.
La décision de la Cour européenne des droits de l’homme dans l'affaire « Aînées pour la protection du climat et autres contre la Suisse » n’a pas arrangé les choses. Un groupe de plus de 2500 Suissesses âgées avait fait valoir que le manquement du gouvernement suisse à prendre des mesures adéquates contre le changement climatique violait leurs droits humains à la santé et à la vie et les mettait en danger de mort pendant les vagues de chaleur. La Cour de Strasbourg leur a donné raison – et a ainsi rendu le premier arrêt décisif de la CEDH sur la responsabilité d’un État dans la crise climatique.
Pour beaucoup, ce jugement est allé trop loin. Lors de la session d'été, le Parlement a demandé au Conseil fédéral de ne pas donner suite à l'arrêt. Le Conseil fédéral a critiqué « l'interprétation large de la CEDH par la Cour européenne des droits de l'homme » et a estimé qu'il avait déjà suffisamment appliqué l'arrêt sur le climat.
La Suisse et l'Europe ont besoin de cette protection des droits humains
La Suisse officielle signale ainsi qu'elle ne se sent plus contrainte par la Convention et les arrêts de la Cour. Si la Suisse ne respecte plus ces arrêts, c'est tout un système qui repose sur le caractère contraignant de ces arrêts qui est menacé. Les régimes à tendance répressive et autoritaire s’en retrouveront renforcés, ce qui pourrait conduire à une érosion des garde-fous de l'État de droit dans toute l'Europe. Une mise en œuvre « à la carte » des arrêts de la CEDH ne mettrait pas seulement en danger la base de valeurs communes, elle entraînerait une plus grande insécurité et instabilité en Europe.
En ces temps où les atteintes aux droits humains ne cessent de s’intensifier, la protection des institutions de droit international comme la CEDH est plus importante que jamais. Les États qui commettent des crimes contre les droits humains doivent pouvoir être tenus pour responsables. Le gouvernement suisse a donc la responsabilité de se prononcer avec véhémence en faveur de la CEDH et du droit international. C'est la seule façon d'éviter que l'impunité ne se répande. C'est la seule façon de garantir la protection des droits de tous les individus et des minorités. Et ce n'est qu'ainsi que les fondements de notre démocratie pourront être préservés.