Opinions Pas de silence poli pour Poutine

Le tapis rouge déroulé au Premier ministre russe ne doit pas servir de prétexte pour museler les voix critiques.

Vladimir Poutine. © APGraphicsBank

Les chefs d’Etat russes deviennent des habitués des visites d’Etat en Suisse. Le président Dmitri Medvedev avait déjà été reçu avec les honneurs par le Conseil fédéral en 2009, dans une Berne transformée pour l’occasion en camp retranché, avec l’impossibilité pour la société civile de manifester et des restrictions sans précédent pour les journalistes suisses. A n’en pas douter, les mesures de sécurité sont aujourd’hui similaires pour la venue de Vladimir Poutine. Et s’il est légitime de protéger un chef d’Etat lors d’une visite en Suisse, on est en droit de se demander si nos autorités ne tentent pas surtout d’épargner au Premier ministre russe toute confrontation avec la critique.

Or, les critiques face à la politique russe sont nombreuses et il serait bon qu’elles soient entendues. A l’intérieur des frontières russes, ces voix dissidentes sont trop souvent réduites au silence. La plus célèbre d’entre toutes, la journaliste Anna Politkovskaïa, a été assassinée il y a plus de quatre ans, et la police vient seulement de mettre la main sur l’un des présumés coupables. Mais qui a commandité ce crime? Et qui a ordonné l’agression brutale d’un autre journaliste, Oleg Kachine, en novembre dernier? En Russie, les journalistes, les militants écologistes, les opposants politiques et les défenseurs des droits humains sont régulièrement la cible d’actes de harcèlement et d’intimidations, voire d’agressions. Les pouvoirs publics ont un discours et une attitude ambigus face à la liberté d’expression: ils promettent de respecter et de protéger davantage les journalistes et les militants de la société civile, tout en tolérant ou en déclenchant des campagnes de diffamation contre des personnalités critiques à l’égard du gouvernement. Une attitude irresponsable, qui donne un blanc-seing aux agresseurs de tous bords.

Les ONG indépendantes ont elles aussi toujours autant de peine à faire leur travail: elles sont victimes d’un harcèlement administratif et d’un dénigrement public, ceci afin de les empêcher d’agir et d’entamer leur crédibilité auprès de l’opinion publique. Oleg Orlov, le directeur de l’organisation de défense des droits humains Mémorial, est par exemple inculpé de diffamation pour des propos qu’il avait tenus concernant le climat de peur et de violence créé par le président tchétchène. Un climat qui selon lui a contribué à l’assassinat d’une de ses collègues de Mémorial, Natalia Estemirova. Les médias d’Etat, en particulier la télévision russe, servent souvent à discréditer les opposants, les dirigeants de pays voisins ou les militants de la société civile. Fort heureusement, les médias électroniques et notamment les réseaux sociaux utilisés de manière inventive permettent de dénoncer les violations des droits humains et de développer un certain pluralisme.

La liberté de réunion n’est de loin pas encore acquise en Russie. D’ailleurs, il serait bon que Vladimir Poutine constate qu’en Suisse, le droit de se rassembler pacifiquement existe et que les manifestants ne sont généralement pas dispersés par la force. Tout récemment, une Gay Pride organisée en faveur des droits des homosexuels a été interdite à Moscou et certains manifestants pacifiques ont été blessés et arrêtés. Les militants réunis au sein du mouvement «Stratégie 31», qui tentent de manifester chaque 31 à Moscou et à St-Pétersbourg, passent régulièrement plusieurs heures en garde à vue. Quelques-uns d’entre eux ont même été condamnés à plusieurs jours de détention, uniquement pour avoir exercé leur droit à la liberté de rassemblement.

Autre sujet qui devrait préoccuper les autorités suisses: le manque d’indépendance de la justice russe. Les dirigeants russes proclament certes leur volonté de modernisation et leur désir de renforcer l’état de droit en réformant le système judiciaire. Mais cette ambition est sérieusement compromise par une corruption omniprésente et le non-respect, dans la pratique, de la séparation des pouvoirs. La Suisse s’était engagée pour une réforme de la Cour européenne des droits de l’homme, lors de sa présidence du Conseil de l’Europe l’année dernière. Des efforts qui risquent d’être réduits à néant quand on sait que la cour est complètement engorgée, avec plus de 120'000 dossiers en suspens, par des plaintes contre quatre pays, dont... la Russie! Un pays qui refuse souvent d’appliquer les arrêts de la cour quand les condamnations concernent des atteintes aux droits humains dans le Caucase du Nord, une région où les forces de l’ordre russes sont régulièrement accusées de détentions illégales, de torture et d’exécutions extrajudiciaires.

Bon nombre de ces sujets seront certainement à l’ordre du jour des discussions diplomatiques entre Vladimir Poutine et Micheline Calmy-Rey. Mais si la Suisse veut rester crédible en tant que pays qui fait de la promotion des droits humains l’une des priorités de sa politique extérieure, elle ne peut se contenter de traiter ce thème en coulisses. Les nombreuses victimes de violations de leurs droits fondamentaux en Russie méritent mieux que cette discrétion polie.

15 juin 2011
Libre opinion signée par Manon Schick, directrice générale de la Section suisse d'Amnesty International
Article paru dans Le Temps