A deux semaines de l’avant-première du film Vol spécial, la maison de production Climage est animée. En short en jeans et t-shirt, Fernand Melgar est en pleine discussion avec ses collaborateurs. Le film a déjà suscité la polémique après sa projection à Locarno, et son réalisateur s’est exprimé dans tous les journaux suisses. Pourtant, pas un mot ou presque n’a filtré sur l’homme et son parcours.
Sur le bureau du réalisateur, trois écrans, tous éteints. Leur fait face un immense tableau couvert de post-it. Un café à la main, l’homme qui préfèrerait parler de ses films n’est pas particulièrement enthousiaste à l’idée de parler de lui. Mais à l’évocation de son grand-père «anarcho syndicaliste», Fernand Melgar se détend et se plonge dans le passé de sa famille.
Dans l’Espagne à l’aube des années 30, son grand-père, qu’il n’a pas connu, est secrétaire syndical. Sans emploi à cause de leurs activités syndicales, ses grands-parents maternels et paternels émigrent à Tanger où ils s’installent. Après l’indépendance du Maroc en 1956, la famille Melgar est à nouveau bousculée.
«Je me sens patriote»
Fernandito a trois ans lorsqu’il immigre en Suisse avec sa soeur et ses parents, attirés par les conditions de travail helvétiques. Un pays d’adoption, auquel le cinéaste voue un profond amour. «Je me sens patriote» affirme-t-il, «et fier d’appartenir à un pays dont la Constitution met en avant des valeurs telles que la solidarité et la protection des plus faibles». Des propos étonnants de la part de quelqu’un qui dévoile les faces sombres de la Suisse ? «Ces valeurs existent, mais elles ont été foulées au pieds par une dérive totalitaire insupportable! Des gens spolient notre pays, au nom d’un prétendu nationalisme. Le peuple a voté des lois xénophobes parce qu’on lui a menti !», s’insurge Fernand Melgar.
Pour l’enfant d’émigrés, la confrontation avec l’exclusion ne date pas d’hier. Dans ce pays où il s’est marié et a eu quatre enfants, les débuts sont difficiles. A leur arrivée en 1963, Fernandito et sa soeur sont clandestins et vivent cachés. Lorsqu’ils sont dénoncés à la police, ses parents, saisonniers, craignent l’expulsion. Un des premiers souvenirs d’enfance? «Dans la rue, les enfants nous crachaient dessus, parce que nous ne parlions pas français.»
Cicatrice des années Schwarzenbach
A l’école, Fernandito devient Fernand. «La maîtresse m’avait dit qu’en Suisse, mon prénom se disait Fernand. Cela ne m’a jamais posé de problème. C’est une question de respect des us et coutumes du pays d’intégration», estime le cinéaste, qui reste néanmoins toujours Fernando pour sa famille et sur ses papiers d’identité. Une carte d’identité suisse, qu’il a obtenue en 2004, après avoir vécu 39 ans dans le pays.
«J’ai voulu la faire à l’âge de 15 ans mais j’ai renoncé. Dans les années 70, une demande sur deux était refusée. Je me suis alors naturalisé à la naissance de mes enfants, pour leur donner des racines.» Des années Schwarzenbach, Fernand Melgar garde des souvenirs douloureux. Souvenirs ravivés aujourd’hui lorsque son fils lui dit en rentrant de l’école : «Papa, c’est quoi un mouton noir? Une fille de ma classe s’est fait traiter de sale mouton noir.»
Le cinéma contre l'indifférence
Fernand Melgar est révolté et son cinéma lui permet de «montrer ce qu’on ne veut pas voir». A ceux qui lui reprochent de ne pas prendre parti, l’homme répond qu’il préfère en appeler à la responsabilité de chacun en montrant la vérité plutôt que de donner des réponses.
Le documentariste n’a-t-il jamais rêvé faire de la fiction? Il a tenté de s’y lancer, mais semble avoir été rattrapé par le documentaire. «Ce n’était pas mon truc», lâche Fernand Melgar. Son ami Jean-Michel Claude, directeur du centre de détention administrative de Frambois, raconte avoir rencontré le réalisateur lorsque celui-ci préparait une fiction sur le retour au pays d’une famille déboutée. «Je lui ai dit que ce qu’il imaginait n’était pas réaliste. Nous en avons ri et c’est là qu’est né le projet de Vol Spécial. Il est reparti déçu parce que son idée de départ n’était pas bonne mais content d’en avoir une autre». Jean-Michel Claude décrit le cinéaste comme «quelqu’un d’éminemment sympathique, à qui il est difficile de dire non».
De sa vie de tous les jours, nous apprendrons que Fernand aime passer du temps en famille et voyager. Difficile d’en savoir plus. «Je ne suis pas un people!», s’exclame celui qui lève le voile sur la vie des sans-voix. Et l’homme d’en revenir au cinéma : «Mon prochain voyage, ce sera en Afrique de l’Ouest, pour présenter Vol Spécial. Pas pour décourager les gens de partir, mais pour leur dire de se préparer aux conditions d’accueil.» De ses amis, nous connaissons ceux qu’il a rencontrés sur les tournages, comme Jean-Michel Claude et Fahad, le héros du documentaire La forteresse (2008) pour qui Fernand Melgar s’est battu afin que l’homme menacé en Irak puisse rester en Suisse.
«Je garde toujours un lien avec les personnes dont je filme l’histoire.» Découragé parfois par le destin des personnes rencontrées? «C’est souvent difficile à supporter. Mais la colère me donne des ailes pour agir.»