Le droit à la vie privée se retrouverait mis à mal si des détectives étaient autorisés à enquêter sur les personnes assurées soupçonnées d'abus © Shutterstock/Andrey Popov
Le droit à la vie privée se retrouverait mis à mal si des détectives étaient autorisés à enquêter sur les personnes assurées soupçonnées d'abus © Shutterstock/Andrey Popov

Votation du 25 novembre 2018 Dix arguments contre la loi sur la surveillance des assuré·e·s

Par Niccolò Rasello, ancien juge, le 2 novembre 2018
Le nouvel article du droit des assurances sociales relatif à la surveillance des assurés·e·s suscite de sérieuses critiques de la part d’éminents juristes. L’un des plus réputés, l’ancien juge fédéral Niccolò Raselli, démontre en dix arguments, aussi éclairants que juridiquement fondés, pourquoi les compétences octroyées aux assureurs en matière de surveillance vont trop loin et constituent une menace pour la sphère privée de chacun·e d’entre nous.

En 2016, la Cour européenne des droits de l’homme a critiqué la Suisse pour la surveillance secrète dont faisaient l’objet des bénéficiaires de prestations des assurances sociales en l’absence de base légale suffisante. La Parlement a immédiatement réagi et adopté au printemps 2018 une réglementation concernant la surveillance. Il n’y aurait en soi rien à objecter à cette démarche. Dans le domaine des assurances sociales, comme partout ailleurs, il est légitime de vouloir empêcher les abus et les fraudes. Mais le Parlement va trop loin et donne son blanc-seing à des mesures de surveillance tout à fait disproportionnées.

1) La surveillance porte gravement atteinte aux droits fondamentaux

La surveillance secrète des personnes contrevient gravement au droit au respect de la vie privée et familiale (art. 13 al. 1 Cst.). Cette atteinte ne saurait trouver sa justification dans une simple base légale. Elle doit aussi s’avérer proportionnelle au but visé (art. 36. al. 3 Cst.).

2) La surveillance s’étend potentiellement à tout le monde

Les possibilités de surveillance auxquelles le Parlement a donné son aval concernent l’AVS (allocation pour impotent), l’AI ainsi que les assurances accident, chômage et maladie. De la sorte, le champ d’application de la réglementation sur la surveillance s’étend pratiquement à l’ensemble de la population suisse. La nouvelle base légale a une énorme portée.

3) Les moyens mis en œuvre pour la surveillance sont disproportionnés

Les moyens techniques autorisés par la loi à des fins de surveillance comprennent non seulement les enregistrements visuels et sonores (incluant téléobjectifs et micros unidirectionnels) mais également des «instruments techniques visant à […] localiser [l’assuré]». Pour les véhicules, cela implique le recours à des traceurs GPS. La formulation vague n’exclut pas l’utilisation de drones. Or même la Conférence des directrices et directeurs cantonaux de l’action sociale (CDAS) juge excessive l’utilisation d’enregistrements sonores et de traceurs GPS.

4) Les atteintes à la sphère privée sont disproportionnées

La base légale autorise la surveillance d’une personne non seulement lorsque celle-ci se trouve dans un lieu accessible au public, mais également lorsqu’elle «se trouve dans un lieu librement visible depuis un lieu accessible au public». Est ainsi déclarée licite la surveillance des jardins privés, des balcons et des habitations, voire celle des pièces à vivre et des chambres à coucher (à l’aide de téléobjectifs et de micros unidirectionnels). Pensons aux nouvelles constructions aux façades entièrement vitrées. Dans le cadre d’une poursuite pénale, les personnes suspectes ne peuvent être observées que «dans des lieux librement accessibles» (art. 282 code de la procédure pénale). Même visibles depuis un lieu librement accessible, les espaces privés restent tabous pour les enquêteurs chargés des poursuites pénales. Ainsi, les assurances se voient-elles accorder un droit de pénétrer dans la sphère privée dont ne disposent pas les autorités pénales. La loi les autorise à attenter aux droits fondamentaux sous une forme qui n’est pas admissible dans la poursuite des crimes.

5) La condition justifiant la surveillance est sujette à interprétation

La condition justifiant la surveillance est la présence d’ «indices concrets laissant présumer qu’un assuré perçoit ou tente de percevoir indûment des prestations». En quoi consistent ces «indices concrets» ? Comment établir que quelqu’un «tente de percevoir indûment des prestations» ? En tout état de cause, les dénonciations semblent être la plupart du temps motivées par un désir de vengeance. Compte tenu de la sévérité du coup porté à la sphère privée, la surveillance doit se limiter aux cas les plus graves, et être motivée par un soupçon clairement fondé.

6) Dans le doute, la surveillance serait autorisée

Si l’utilisation de traceurs GPS est soumise à l’approbation de l’autorité judiciaire, comme le prévoient également le code de procédure pénale et la loi sur le renseignement, les assurances peuvent décider de leur propre chef de prendre des mesures d’observation. Il suffit que celles-ci soient ordonnées par une «personne assumant une fonction de direction». Les mesures d’observation étant décrétées par une partie à la procédure, et non par une instance indépendante, on peut raisonnablement supposer qu’en cas de doute, celle-ci se prononcera pour une surveillance.

7) Affaiblissement du monopole de la force détenue par l’État

La loi autorise à recourir à des détectives privés. Cela signifie que les opérations de surveillance pourront être effectuées par des personnes privées. Le monopole de la force détenu par l’État se trouve ainsi affaibli. Que le Conseil fédéral veuille soumettre les détectives des assurances à un régime d’autorisation n’y change rien.

8) Durée de la surveillance

La surveillance peut avoir lieu sur 30 jours au maximum au cours d’une période de six mois, délai prolongeable de six mois supplémentaires « si des motifs suffisants le justifient ». Cela porte à une année entière la période durant laquelle une mesure d’observation peut être prise. Hormis le fait qu’invoquer des « motifs suffisants » est une formule creuse, ceux-ci devraient être un préalable à toute surveillance.

9) Les résultats des opérations de surveillance menées illégalement peuvent être exploités

La base légale ne tranche pas quant à l’exploitation des moyens de preuve obtenus de manière illicite. Le Tribunal fédéral adopte à cet égard une pratique laxiste faisant dépendre leur utilisation d’un arbitrage au cas par cas entre les intérêts privés et publics en jeu. Ce qui revient à encourager l’obtention de preuves par des moyens illégaux en arguant que « cela ne peut pas faire de mal », puisque les mesures de surveillance illégales ne valent à leurs auteurs ni sanction, ni interdiction d’exploiter le matériel récolté. Dans une procédure pénale, l’exploitation des preuves obtenues par des moyens illégaux n’est autorisée qu’à titre exceptionnel, lorsqu’elle est « indispensable pour élucider des infractions graves » (art. 141, al. 2 code de procédure pénale).

10) La polémique de l’UDC contre les «profiteurs des institutions sociales» empoisonne les esprits

Pourquoi les personnes soupçonnées de percevoir indûment des prestations des assurances sociales mériteraient-elles un traitement plus sévère que lorsque le soupçon porte sur une infraction ou un crime, sans parler de la fraude fiscale ? À n’en pas douter, les discours calomnieux qui stigmatisent à longueur d’année les « profiteurs des institutions sociales » et les « faux invalides » ont empoisonné les esprits. Comment expliquer autrement que seules les personnes bénéficiant des prestations des assurances sociales soient visées, mais nullement celles qui touchent des subventions ou se soustraient à l’impôt. Pourtant, que l’on fraude le fisc ou les assurances sociales, il en résulte dans les deux cas des pertes équivalentes pour les finances publiques. Un soupçon généralisé pèse sur les bénéficiaires des assurances sociales. C’est la seule raison que l’on puisse trouver à cette base légale disproportionnée sur la surveillance des assuré·e·s.

Niccolò Raselli. Avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’association «Notre droit» qui a publié initialement ce texte.