Remise d'une pétition demandant la fin de la guerre en Ukraine devant l'ambassade de Russie à Berne, mars 2022. Cette action a valu une amende à une collaboratrice d'Amnesty. © Amnesty International
Remise d'une pétition demandant la fin de la guerre en Ukraine devant l'ambassade de Russie à Berne, mars 2022. Cette action a valu une amende à une collaboratrice d'Amnesty. © Amnesty International

Suisse Des limitations contraires au droit international

31 mai 2023
Plusieurs procédures judiciaires sont en cours à Berne à la suite d’amendes infligées à des activistes ayant manifesté pacifiquement devant des ambassades. La section suisse d’Amnesty International prend position.

Après que des ordonnances pénales ont été prononcées pour « tenue de manifestation non autorisée », Amnesty International s’inquiète de la pratique bernoise consistant à empêcher les rassemblements pacifiques à portée de vue et d’ouïe des ambassades. Elle dénonce une restriction illégale de la liberté d’expression et de la liberté de réunion. L’organisation s’alarme en outre de l’imprécision et du manque de transparence de la procédure visant ces actions de protestation. Dans les faits, l’obligation d’obtenir une autorisation constitue une entrave disproportionnée à l’exercice de la liberté d’expression et de la liberté de réunion.  

La liberté d’expression et la liberté de réunion pacifique dans le droit international

Selon les normes du droit international, nul ne peut être inquiété pour ses opinions et toute personne a le droit d’exercer sa liberté d’expression de manière pacifique[1]. Le droit de réunion pacifique protège les rassemblements non violents des personnes qui défendent une cause commune.

Le Comité des droits de l’homme de l’ONU a souligné le lien indissociable entre le droit de réunion pacifique et la liberté d’expression[2]. Amnesty parle à cet égard du droit de manifester. Ce droit n’est certes pas inscrit dans la Constitution fédérale en tant que droit fondamental, mais la liberté d’expression et la liberté de réunion protègent les manifestations et rassemblements dans l’espace public. Ces droits sont reconnus dans plusieurs textes internationaux relatifs aux droits humains : le Pacte international sur les droits civils et politiques (Pacte II de l’ONU), la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) et la Déclaration de l’ONU sur les défenseurs des droits de l’homme.

Les États peuvent restreindre le droit de manifester dans une certaine mesure. Toute restriction doit se fonder sur une base juridique explicite accessible au public et servir un but légitime. Ce but peut être la sécurité nationale ou l’ordre public, mais même dans ces cas, les mesures de restriction doivent toujours respecter les principes de légalité et de proportionnalité.

Manifester à portée de vue et d’ouïe doit être autorisé par principe

L’efficacité d’une manifestation dépend étroitement du lieu où elle se tient. La Cour européenne des droits de l’homme établit que « le but d’une manifestation est souvent lié à un certain lieu et/ou un certain moment, afin que celle-ci puisse se dérouler à portée de vue et d’ouïe de son public cible, au moment où l’impact de son message est maximal »[3]. Si l’on considère que les bâtiments d’une ambassade sont le lieu où le gouvernement d’un État est présent sur le territoire d’un autre État, et que l’on reconnaît le rôle décisif des représentant·e·x·s des ambassades dans la résolution des problèmes politiques et l’approfondissement des relations diplomatiques, il est impératif que des individus puissent exercer leur droit de manifester à proximité de ces lieux. En conséquence, les ambassades ne sauraient être exclues par principe du champ d’application de ce droit.

L’obligation d’obtenir une autorisation est contraire à la Constitution

Toujours selon les normes du droit international, l’exercice de la liberté d’expression et du droit de réunion pacifique ne devrait pas être subordonné à l’approbation des autorités. « Devoir demander l’autorisation des autorités met à mal le principe selon lequel le droit de réunion pacifique est un droit fondamental »[4]. Amnesty International considère donc que toute procédure exigeant l’obtention préalable d’une autorisation de manifester est une atteinte injustifiée au droit de réunion pacifique.

Les autorités peuvent instaurer à la place une obligation de déclarer certains types de réunion. Les manifestations devraient simplement être annoncées et les autorités ne pourraient les interdire que pour un motif impérieux prévu par le droit international. L’obligation de déclarer permettrait comme aujourd’hui aux autorités compétentes de prendre les mesures qui leur incombent pour protéger une manifestation et garantir qu’elle se déroule sans incident. Cette obligation ne devrait pas constituer une fin en soi. Il n’est pas nécessaire qu’elle s’applique aux cas où un tout petit nombre de personnes se rassemble dans une intention pacifique sans appeler le public à se joindre à la manifestation. Selon la jurisprudence de la CEDH, la police doit faire preuve d’une certaine tolérance dans ces situations, afin de ne pas vider totalement de son sens la liberté d’expression et le droit de réunion pacifique.

L’opportunité de limiter le droit de manifester à proximité des ambassades doit être évaluée au cas par cas en fonction des circonstances particulières. On ne peut postuler d’emblée qu’il existe un risque pour la sécurité. Selon les informations recueillies par Amnesty International, il semble que la police bernoise n’accorde jamais d’autorisation de manifester devant les ambassades, parce qu’elle place les considérations relatives à la sécurité au-dessus de toutes les autres. S’il s’agit de la pratique officielle, cela équivaut à une interdiction de manifester qui contrevient aux engagements internationaux de la Suisse en matière de droits humains.

Les sanctions et leur effet dissuasif (« chilling effect »)

Plusieurs rapporteur·euse·x·s spéciaux·ale·x·s de l’ONU ont pris position sur deux cas survenus à Berne et ont relevé entre autres que « le défaut de notification préalable aux autorités d’un rassemblement à venir ne peut rendre illégale la participation à la réunion en question, et ne doit pas en soi servir de motif pour disperser la réunion, ou pour infliger des sanctions injustifiées »[5].

Selon les lignes directrices de l’OSCE sur la liberté de réunion pacifique, « des sanctions inutiles ou d’une sévérité disproportionnée pour un comportement ayant eu lieu au cours d’un rassemblement pourraient empêcher la tenue de tels événements et avoir un effet dissuasif pouvant empêcher les participants d’y assister. De telles sanctions peuvent constituer une violation indirecte de la liberté de réunion pacifique »[6].

Par les obstacles disproportionnés qu’elle oppose aux protestataires potentiel·le·x·s, par son manque de transparence et l’imprécision de ses critères, la pratique bernoise s’avère particulièrement dissuasive et ne peut que décourager l’exercice du droit de manifester devant les ambassades.


[1] Article 19 (1 et 2), Pacte II de l’ONU.

[2] Comité des droits de l’homme, Observations générales 34, article 19 : Liberté d’opinion et liberté d’expression, doch ONU CCPR/C/GC/34, § 4.

[3] CEDH, Lashmankin/Russie (2017), § 405.

[4] Comité des droits de l’homme, Observation générale 37 sur le droit de réunion pacifique, article 21 (70), doc. ONU. CCPR/C/GC/34 (37), § 4.

[5] Mandats du Rapporteur spécial sur le droit de réunion pacifique et la liberté d’association ; de la Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression et de la Rapporteuse spéciale sur la situation des défenseurs des droits de l’homme https://spcommreports.ohchr.org/TMResultsBase/DownLoadPublicCommunicationFile?gId=27929

[6] Lignes directrices de l’OCDE sur la liberté de réunion pacifique, 2020, al. 36.