Il y a un an encore, la Suisse réaffirmait, avec les autres États membres du Conseil de l'Europe, son attachement à la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH) et à la Cour européenne des droits de l'homme (CrEDH), garantes suprêmes des droits humains sur notre continent. Elle confirmait en outre son engagement inconditionnel à se conformer aux arrêts de la CrEDH dans tous les cas. (Déclaration de Rejkiavik)
Cependant, les positions ont évolué sur le plan national. Lors de la session d'été, le Parlement a demandé au Conseil fédéral de ne pas donner suite à l'arrêt de la CrEDH sur les Aînées pour la protection du climat. Le Conseil fédéral a critiqué l'interprétation large de la CEDH donnée par la Cour, estimant qu’il avait déjà pris les mesures nécessaires en matière de protection du climat. En outre, plusieurs interventions ont demandé de dénoncer la CEDH, d’en sortir, ou de limiter la portée des arrêts de la Cour en renforçant le pouvoir d’interprétation des États.
«Nous attendons du Parlement qu'il se porte garant de la protection européenne des droits humains et rejette les motions de censure contre la CEDH et sa Cour lors de l’actuelle session parlementaire.»
Alexandra Karle, directrice d'Amnesty Suisse
« Ce débat affaiblit la principale institution de protection des droits humains en Europe et il nuit à un ordre international basé sur des règles universellement reconnues. Un ordre qui est pourtant dans l’intérêt de la Suisse. Le Conseil de l'Europe a été créé après la Seconde Guerre mondiale pour promouvoir les droits humains, la démocratie et l'État de droit en Europe. Si la Suisse affaiblit les instruments de protection européens des droits humains, elle s'engage sur une voie dangereuse », déclare Alexandra Karle, directrice d'Amnesty Suisse.
La Suisse dans le même bateau que la Russie, la Hongrie et la Turquie?
En critiquant le système de la CEDH, la Suisse rejoint d'autres États membres du Conseil de l'Europe qui ont directement remis en question et menacé la convention, comme le montrent les exemples suivants.
En Russie, la Cour constitutionnelle a décidé dès 2015 que les arrêts de la CrEDH ne devaient être appliqués qu’à condition qu’ils ne violent pas la Constitution russe. Cette décision n'avait été accueillie que par de légères critiques de la part du Conseil de l'Europe, encourageant d'autres pays comme la Pologne, la Hongrie et la Turquie à emboîter le pas à Moscou. En Russie, des centaines d'arrêts de la CrEDH concernant de graves violations des droits humains n'ont pas été suffisamment appliqués. L'attaque contre l'Ukraine a finalement conduit à l'exclusion de la Russie du Conseil de l'Europe en mars 2022.
En Pologne, l'État de droit et l'indépendance de la justice ont été érodés à partir de 2015 par le gouvernement de l'époque. La décision de la Cour constitutionnelle selon laquelle l'article 6 de la CEDH (le droit à un procès équitable) était incompatible avec la Constitution polonaise, avait entraîné une vive réaction du Conseil de l'Europe. Dans un rapport accablant, sa secrétaire générale avait exigé de Varsovie qu’elle comble ses lacunes en matière d'exécution des arrêts de la CrEDH. Depuis le changement de gouvernement en 2023, les autorités s'emploient à réduire les déficits de l'État de droit.
En Hongrie aussi, l'État de droit est menacé : les juges et les procureurs sont intimidés par des procédures disciplinaires abusives et des suspensions. La Hongrie n'a pas appliqué 76 % des arrêts de la CrEDH des dix dernières années, comme par exemple celui sur la liberté d’expression des juges, rendu en 2016. Le Conseil de l'Europe a condamné la Hongrie en 2023 pour n'avoir toujours pas appliqué cet arrêt.
La Turquie a refusé de libérer l'entrepreneur et militant des droits humains Osman Kavala. Il a été condamné à la prison à vie en mai 2022, quand bien même la CrEDH avait exigé sa libération dès 2019. La justice turque refuse toujours d'appliquer les arrêts de la Cour concernant Osman Kavala, bien que le Conseil de l'Europe ait lancé une procédure d'infraction contre le pays en 2022.
La Grande-Bretagne, où les gouvernements précédents ont constamment menacé de se retirer de la CEDH et ont refusé de reconnaître les arrêts de la CrEDH comme contraignants, participe également à la sape des instruments européens de protection des droits humains.
Un droit international fort est dans l'intérêt de la Suisse
Les critiques des États visant l'autorité de la Cour de Strasbourg et le caractère contraignant de ses arrêts ont de graves conséquences. Le non-respect des arrêts de la CrEDH met en danger l'ensemble du système européen de protection des droits humains.
En menaçant de ne pas appliquer un arrêt de la CrEDH qui lui déplairait, voire de se retirer de la CEDH, la Suisse envoie un signal dangereux aux États de non-droit. Les pays aux tendances répressives et avec une séparation des pouvoirs déficiente sont ainsi renforcés, et les garde-fous de l'État de droit à leur tour érodés dans toute l'Europe. Une mise en œuvre « à la carte » des arrêts de la CrEDH, voire une vague de dénonciation de la CEDH, ne mettrait pas seulement en péril la base des valeurs communes en Europe, mais entraînerait également une plus grande instabilité en Europe.
« Nous attendons du Parlement qu'il se porte garant de la protection européenne des droits humains et rejette les motions de censure contre la CEDH et sa Cour lors de l’actuelle session parlementaire », conclut Alexandra Karle.