© Jaromir Chalabala / shutterstock.com
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La situation en France : témoignages Punis sans procès

22.03.2021
Une partie des mesures prévues par la loi de police pour lutter contre le terrorisme (MPT) ont déjà été appliquées en France. La prolongation des pouvoirs exceptionnels, bien au-delà de la période d’incertitude qui a suivi les attentats de Paris, a amplement contribué à la mise en place de ces sanctions qui ont des répercussions terribles pour les personnes qui en sont victimes. Voici quatre témoignages.
Le cas de Joël

Militant écologiste de la première heure, l’engagement de Joël lui a valu d’être assigné à résidence et constamment surveillé, il nous raconte son quotidien:

Joël Domenjoud, 34 ans, traverse les ruelles désertes de Bure (Meuse), deux pains de campagne sous le bras. Militant écologiste de la première heure, l’engagement de Joël lui a valu d’être assigné à résidence au moment de la Conférence de Paris sur le climat, qui s’est tenue en décembre 2015. Alors que le gouvernement a instauré l’état d’urgence, Joël sort de chez lui et sent qu’il est suivi. «J’ai tourné en rond dans le quartier, quelqu’un me collait aux fesses», se souvient-il. Pris de panique, il saute dans un bus et démonte son téléphone portable. Quand il finit par le rallumer deux heures plus tard, sa voisine l’appelle, affolée: une vingtaine de policiers est alignée dans la cage d’escalier de l’immeuble et le cherche. Joël se rend au commissariat, on l’y informe que, pendant trois semaines, il ne pourra plus sortir de Malakoff, où il habite.

Tous les jours, des agents de police se relaient pour le suivre. Parfois, le trentenaire sent qu’une voiture roule derrière son vélo pour s’assurer qu’il sera à l’heure au commissariat.

«Je devais pointer trois fois par jour : à 9 h, 13 h 30 et 19 h 30». Joël Domenjoud

Ses après-midi, Joël les occupe à organiser des cafés associatifs à Malakoff, autour des grands enjeux internationaux liés au climat. Un moyen pour lui de participer, malgré tout, à l’événement qu’il attendait tant. Mais dès 20 h, il doit s’enfermer chez lui.

Ses proches craignent de l’appeler ou de lui envoyer un e-mail. Ceux qui s’y risquent en font les frais. Un soir, un ami l’avertit qu’il arrive avec «une petite surprise». Il sera immédiatement fouillé à la sortie du métro. Dans son sac à dos, une boîte de cookies.

Dans un rapport du ministère de l’Intérieur, le jeune homme est dépeint comme un «individu violent» qui participe à des manifestations occasionnant un trouble à l’ordre public. Pourtant, pour l’une de ses amies également militante écologiste, «Joël est le genre de personne qu’on appelle quand il y a un conflit à régler. Il arrive toujours à apaiser les esprits lorsque la situation est sur le point de déraper». Joël dénonce le caractère diffamatoire du rapport du ministère: «Ils n’ont inscrit que quelques rassemblements qui ont dégénéré, en niant tout le reste de ma vie militante». Il est devenu altermondialiste lorsqu’il était étudiant en philosophie. Il est aussi passé par l’antenne Jeunes d’Amnesty International et a œuvré au sein du réseau No Border.

À l’issue de son assignation à résidence, Joël ne parvient pas à rayer de sa mémoire ses semaines passées sous haute surveillance. «Quelque chose s’était brisé. J’ai ressenti le besoin de trouver un refuge, un lieu où la solidarité primerait sur tout le reste». En août 2016, il laisse sa vie parisienne derrière lui et s’installe à Bure avec une trentaine d’autres opposants écologistes. Ils plantent des patates, des oignons et des céréales sur des terrains alentours pour vivre ensemble, «bâtir un autre mode de vie».

Ici, en pleine campagne, à 300 kilomètres de Paris, le rythme des contrôles policiers reste le même. «La police passe en moyenne deux fois par jour pour relever les plaques des véhicules stationnés devant chez nous», témoigne l’un des habitants.

Les habitants de la maison dénoncent une pression quotidienne, suffisamment discrète pour ne pas provoquer de remous. «Il faut le vivre pour le croire». Joël considère que les pressions policières ont augmenté considérablement depuis la mise en place de l’état d’urgence. «On instaure la peur comme principe de vie, pour pouvoir arrêter n’importe qui, n’importe quand», commente-t-il avant de concéder qu’il s’est, lui aussi, habitué à cet état d’exception.

Chaque veille de mobilisation, il le sait, son téléphone émettra des «bruits bizarres». À chaque nouvelle visite, l’hélicoptère de la gendarmerie viendra tourner au-dessus de la maison. Et tous les matins, il saluera l’homme en uniforme au coin de sa rue, deux pains de campagne sous le bras.

Plus d’informations sur Joël Domenjoud

Le cas de Rochdi

Rochdi a été assigné à résidence dans la ville d’Échirolles, en France, pendant un an et demi; cette ville s’étend sur 8 km et Rochdi ne pouvait pas quitter ce périmètre. Comme sa mère vivait dans une autre commune, il ne pouvait pas lui rendre visite. Les perspectives d’emploi à Échirolles sont également très limitées.

En février 2017, Rochdi a trouvé un emploi dans une boutique de sa ville. Il a adapté ses horaires de travail pour pouvoir pointer au commissariat trois fois par jour, conformément aux obligations de son assignation à résidence. Rochdi ne pouvait être présent pour la fermeture de la boutique, car il devait pour cela se rendre à l’autre bout de la ville. Il avait un contrat d’un an mais, au bout d’un mois et demi, son employeur lui a dit que s’il ne trouvait pas de solution pour assurer la fermeture de la boutique, il ne le garderait pas à l’issue de sa période d’essai. Rochdi a finalement perdu son emploi. Son ancien employeur a fourni une lettre confirmant qu’il ne pouvait plus employer Rochdi en raison des obligations de son assignation à résidence.

«Heureusement que je travaille. Mais ils m’ont ruiné. Ça se remarque dans mes réactions. Je suis devenu suspicieux. J’avais plus de patience avant. Il me faudra du temps pour me remettre de ça, il y a des conséquences. Mais on essaie d’avancer.» Rochdi

Bien qu’il ait retrouvé du travail aujourd’hui, Rochdi a l’impression que la mesure d’assignation à résidence, qui a duré un an et demi, l’a changé.

Pour les personnes assignées à résidence, le pointage suppose également des interactions quotidiennes avec des policiers et policières qui les fouillent systématiquement à leur entrée dans le commissariat. «Je leur ai dit qu’ils allaient trop loin, juste pour m’humilier». Rochdi a expliqué qu’à chaque fois qu’il se présentait à la police – trois fois par jour puis une fois par jour – il était fouillé par les policiers, dont certains avaient des comportements abusifs.

Le cas de Maxime

«Maxime» a vu son domicile perquisitionné et a été assigné à résidence en France durant l’état d’urgence, qui a été déclaré en novembre 2015 suite à une série d’attaques violentes à Paris et qui a duré jusqu’en 2017.

Depuis, il a déménagé dans une autre ville et a divorcé fin 2017. «Maxime» a dit à Amnesty International que les mesures administratives ont été l’un des facteurs du divorce et de son déménagement dans une autre ville.

«Ça vous tue. Vous acceptez l’inacceptable. Vous ne prenez pas soin de votre femme parce que vous devez pointer au commissariat trois fois par jour. Psychologiquement, ça vous atteint.»Maxime

Dans tous les cas individuels examinés par Amnesty International dans un rapport paru en 2018 , le fait d’être en relation avec des personnes soupçonnées ou inculpées d’actes terroristes était un motif de recours à des mesures de contrôle. Dans un cas, le ministère de l’Intérieur affirmait qu’une personne assignée à résidence «se vant[ait] d’être en contact» avec un individu soupçonné de terrorisme. La loi française ne précise pas dans quels cas la fréquence et la nature des relations avec ces individus peuvent donner lieu à l’application d’une mesure de contrôle. Comme l’a dit «Maxime» à Amnesty International: «quand tu vas à la mosquée, tu ne peux pas toujours savoir à qui tu dis salam».

Le cas de Kamel Daoudi

Kamel Daoudi est un homme de 44 ans, algérien et ancien citoyen français, qui est arrivé en France à l’âge de cinq ans. Il est marié à une Française et a trois enfants et une belle-fille. Assigné à résidence depuis 10 ans, il vit actuellement dans un motel de Saint-Jean d’Angely. Kamel Daoudi ne peut pas sortir du périmètre géographique restreint de sa petite ville et de la ville voisine. Il a un couvre-feu qui dure de 21 heures à 7 heures et il doit pointer au commissariat local trois fois par jour (à 9h15, 15h15 et 17h45).

«Cette mesure est invisible, c’est une prison déguisée.»Kamel Daoudi

Kamel Daoudi était auparavant assigné à résidence dans la ville de Carmaux, où vit sa famille. Le 27 novembre 2016, le ministère de l’Intérieur a décidé de le séparer de sa famille et de déplacer sa résidence à plus de 400 km de chez lui. D’après les autorités, Kamel Daoudi représentait un danger pour l’ordre public, sur le fondement vague d’«éléments [qui] peuvent laisser craindre un passage à l’acte violent». Amnesty International a pu constater les lourdes répercussions des restrictions sur la vie quotidienne et la famille de Kamel Daoudi. Concernant sa compagne et ses jeunes enfants, Kamel Daoudi a expliqué à Amnesty International: «C’est comme s’ils étaient eux-mêmes assignés à résidence .»

Rapport complet d’Amnesty International sur l’utilisation de mesures de contrôle administratives en France