Projet de modification de la Loi sur les étrangers (LEtr) : Procédure de consultation
Le contre-projet élaboré par le Conseil fédéral, s’il ne viole pas grossièrement le droit international et nous paraît par conséquent de meilleure facture que l’initiative, n’en reste pas moins critiquable sur plusieurs points que nous développons ci-dessous. En nous basant sur le « Günstigkeitsprinzip », qui privilégie le standard le plus favorable en terme de protection des droits humains en cas de concours entre plusieurs normes différentes, nous nous sommes attachés à déterminer si les normes proposées ne seraient pas contraires aux principes et droits humains garantis par la Constitution fédérale et par le droit international ou encore si elles ne seraient pas susceptibles d’induire une mise en oeuvre qui les restreindrait de manière inadmissible.
I. Regroupement familial
Introduction du critère de l'intégration réussie
Selon l’art. 42, al. 3 du projet : « Après un séjour légal ininterrompu de cinq ans, le conjoint a droit à l’octroi d’une autorisation d’établissement, lorsque l'intégration est réussie. En particulier, l'étranger a des connaissances d'une langue nationale. » Une modification analogue est proposée pour les conjoints d'un titulaire d'autorisation d'établissement à l'art. 43, al. 2 du projet.
Le projet de modification introduit une nouvelle condition restrictive pour l'octroi de l'autorisation d'établissement des conjoints étrangers, celle de l'intégration réussie. Selon la loi actuellement en vigueur, l'octroi de l'autorisation d'établissement des conjoints est automatique après un séjour de cinq ans. Cette proposition du Conseil fédéral va plus loin que l'initiative soumise au peuple qui ne prévoit pas une telle mesure. Dans la pratique récente, la notion indéterminée d'intégration a été particulièrement développée par les cantons dans le cadre de la marge d'appréciation qui leur était octroyée dans la LEtr. Cette pratique a notamment permis de renoncer, dans un sens positif, aux procédures d'expulsion contre certains étrangers et certaines étrangères lorsqu’ils ou elles étaient considéré-e-s comme bien intégré-e-s. Le Conseil fédéral propose donc de transformer la notion d'intégration, qui permettait jusqu’à présent d’accorder des exceptions en faveur de certains étrangers et certaines étrangères, en une condition légale en leur défaveur qui restreindra le droit à l'autorisation d'établissement et le droit au regroupement familial des conjoints. Le projet de loi introduit expressément la connaissance d'une langue nationale comme critère d'une intégration réussie. D'autres critères comme l'intégration par l'activité professionnelle sont mentionnés dans l'ordonnance sur l'intégration des étrangers1 et dans le Rapport explicatif.
Ce nouveau dispositif peut mener à une pratique discriminatoire dans l'octroi de l'autorisation d'établissement. Des conjoints étrangers, qui seraient entièrement occupés à élever leurs enfants et pour cette raison n'auraient pas acquis un niveau de langue nationale jugé suffisant et n'auraient pas pu s'intégrer dans le monde professionnel, se verraient refuser l'octroi d'un permis d'établissement après un séjour de cinq ans. Il est très vraisemblable que ce cas de figure touche particulièrement les femmes eu égard au nombre plus important d’entre elles qui renoncent à poursuivre une activité professionnelle pour s'occuper de leurs enfants. A titre indicatif, l'Office fédéral de la statistique a recensé, en 2007, une moyenne hebdomadaire d'heures de travail domestique et familial de 30 heures pour les femmes et de 18 heures pour les hommes3. Une femme au foyer étrangère ne pratiquant à la maison que sa langue d'origine n'a pas les mêmes chances d'apprendre en cinq ans une de nos langues nationales.
Egalité devant la loi et principe de non-discrimination
L' Art. 8 al. 2 Constitution fédérale mais également les articles 15 CEDAW, 1 et 14 CEDH ou 26 Pacte II, consacrent les principes d'égalité devant la loi ou de non discrimination basée notamment sur le sexe. Ces instruments lient la Suisse qui les a ratifiés.
Dans sa jurisprudence, la Cour européenne des droits de l’homme a précisé que toutes les distinctions ou différences de traitement n'équivalent pas à une discrimination. «Une distinction est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable, c'est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime»4. En l'espèce nous ne concevons aucun but légitime à introduire une nouvelle condition restrictive pour l'octroi de l’autorisation d'établissement basée sur une intégration réussie, qui pourrait particulièrement toucher certaines femmes, épouses d'étrangers établis ou de citoyens suisses, qui élèvent leurs enfants.
Amnesty International demande que soit biffée dans les Art. 42 al. 3 et 43 al. 2 du projet de modification de la LEtr la condition restrictive d'« intégration réussie » pour les conjoints désirant obtenir une autorisation d'établissement. Cette introduction pourrait mener à une pratique discriminatoire envers certaines femmes, contraire au droit constitutionnel et au droit international.
II. Révocation des autorisations et d'autres décisions
a) Atteintes à la sécurité et à l‘ordre public, introduction de la notion d’« apologie publique d'actes de terrorisme »
Selon l’art. 62, al. 1, lettre a. et al. 2, lettre d du projet, « L'autorité compétente peut révoquer une autorisation ou une autre décision fondée sur la présente loi [... lorsque l'étranger...] met en danger de manière grave ou répétée la sécurité intérieure ou extérieure de la Suisse [...]. Il y a notamment atteinte à la sécurité et à l'ordre publics [... lorsque l'étranger...] a fait l'apologie publique d'actes de terrorisme ». L'étranger qui perd son autorisation de séjour par suite d'une révocation se trouve, en principe, dans l'obligation ex lege de quitter le territoire suisse5. S'il ne le fait pas volontairement, les autorités peuvent aller jusqu'à lui imposer des mesures de contraintes pour l'expulser. La révocation des autorisations et l'expulsion constituent, en droit suisse, des sanctions de type administratif.
Le droit international public ne garantit pas aux étrangers un droit de demeurer sur le territoire d'un Etat qui n'est pas le leur. Mais le droit international offre, néanmoins, certaines protections. C'est ce qu'a rappelé un Panel d'éminents juristes, dont fait partie l'ancien président de la Cour européenne des droits de l’homme, Stefan Trechsel, qui vient de rendre un rapport rédigé pour le compte de la Commission internationale des juristes6. Ce rapport examine notamment les mesures qui visent à prévenir le terrorisme, prises envers les étrangers dans le cadre des législations nationales. Pour le Panel, il est nécessaire de reconnaître qu’une mesure de renvoi prise à l’encontre d’un étranger est une mesure grave et qu’elle doit par conséquent être rigoureusement examinée sous l’angle de sa légalité 7.
L' Art. 5 al. 1 de la Constitution fédérale consacre le principe de la légalité qui est par ailleurs bien ancré dans le droit international. Selon ce principe, une sanction doit être basée sur une loi dont les termes sont clairs et précis de sorte que chacun puisse prévoir quel type de comportement tomberait sous le coup de la loi. Amnesty International a constaté l'absence de base légale suffisante concernant l'incrimination du terrorisme dans toute une série d'Etats, y compris en Europe, et a rappelé qu' « il n'existe aucune définition internationalement reconnue des actes de terrorisme »8. Le droit interne suisse ne connait tout simplement pas de disposition qui définisse de manière générale l'incrimination d'actes de terrorisme. Tout au plus l'Art. 260 quinquies du Code pénal suisse punit-il l'infraction spécifique de financement du terrorisme. L'Office fédéral des migrations fait certes référence à des dispositions du Code pénal suisse pour expliquer ce que l'on entend par « crimes contre la paix » qui sont également mentionnés à l'Art. 62 al. 2 lettre d. du projet mais, a contrario, l’ODM n’est pas en mesure de citer une quelconque référence à une disposition légale qui définirait « les actes de terrorisme » dans le droit suisse.
L'Art. 62, al.2, lettre d. du projet ne respecte, par conséquent, pas le principe de la légalité auquel fait référence le Panel d'éminents juristes. Etant donné les conséquences, pour une personne étrangère, de se voir retirer son autorisation de séjour et devenir expulsable ainsi qu’au vu du caractère stigmatisant de toute qualification associée au terrorisme, l’introduction de l’incrimination d’apologie publique d’actes de terrorisme, qui ne respecte selon nous pas le principe de la légalité, est inadmissible. Le Panel d'éminents juristes émet de sérieuses réserves concernant l'introduction dans plusieurs législations nationales de nouvelles incriminations d'« apologie d'actes de terrorisme ». Cette terminologie a une portée plus large que la notion d'« incitation » et peut contrevenir de manière illégitime à la garantie de la liberté d'expression9.
Le point précédent paraît, toutefois, suffisant pour conclure à une prise de position sans développer plus avant l'objection concernant la liberté d'expression. Amnesty International demande que la mention de l'« apologie des actes de terrorisme » comme cause de révocation des autorisations et autres décisions soit retirée de l'art. 62, al. 2, lettre d. du projet. Cette introduction est, en particulier, contraire au principe de la légalité garanti par l’ordre constitutionnel et par le droit international.
b) Dépendance de l’aide sociale
Selon l’art 62, al 1, lettre e du projet, une autorisation ou une autre décision peut être révoquée lorsque « l’étranger ou une personne dont il a la charge dépend de l’aide sociale ».
Ainsi formulée, la disposition nous paraît inadmissible dans la mesure où elle ne tient pas compte, même s’il s’agit d’une disposition potestative, des circonstances du cas d’espèce et en particulier du fait que la grande majorité des personnes bénéficiant de l’aide sociale n’ont commis aucune faute. Le rapport explicatif mentionne lui-même les cas de personnes tombant à l’assistance consécutivement à un divorce ou à un décès, ainsi que les cas de personnes, généralement peu éduquées (donc souvent des étrangères), qui ne touchent que de faibles revenus ne leur permettant pas de subvenir à leurs besoins (working poors). Il n ‘y a aucune raison de pénaliser, qui plus est lourdement, une ou des personnes qui n’ont commis aucune faute. Pour une question de sécurité du droit, nous estimons que l’art 62, al 1, lettre e devrait être modifiée et nous proposons la formulation suivante : d. Lui-même ou une personne à sa charge bénéficie de manière indue de l’aide sociale.