Zehra Doğan, éditrice de JINHA, a été arrêtée le 21 juillet 2016 © Refik Tekin
Zehra Doğan, éditrice de JINHA, a été arrêtée le 21 juillet 2016 © Refik Tekin

Turquie Une prison de silence : la mort du journalisme

Selon le Comité pour la protection des journalistes (CPJ), la Turquie est devenu la plus grande prison de la planète pour journalistes. En effet, un tiers des journalistes emprisonnés dans le monde sont détenus dans des prisons turques. La vaste majorité d’entre eux sont dans l’attente d’un procès et certains croupissent en cellule depuis des mois.

L’État d’urgence a été déclaré en juillet, suite à une violente tentative de coup d’État, que le président et le gouvernement attribuent au prédicateur Fethullah Gülen et à ses sympathisants. Depuis, journalistes et professionnels des médias de toute la presse d’opposition ont été la cible d’une campagne de répression sans précédent. Cette stratégie, qui s’ajoute à la fermeture de plus de 160 organes de presse, envoie un message clair et inquiétant : l’espace accordé à la dissidence se réduit chaque jour un peu plus, et celles et ceux qui veulent dénoncer la situation en paient le prix fort.

Cette répression doit cesser. Agissez maintenant pour demander la liberté de la presse en Turquie

Ahmet Şık: en détention depuis le 29 décembre 2016

© Gokhan Tan

Ahmet Şık, journaliste d’investigation chevronné n’est pas étranger aux arrestations et détentions politiquement motivées. Il a passé plus d’une année en prison en 2011, après avoir rédigé un livre dans lequel il décrivait l’infiltration présumée au sein des structures de l’État de sympathisants de Fethullah Güllen, à l’époque où celui-ci était encore un allié de l’AKP, le parti au pouvoir.

En décembre dernier, Ahmet a été arrêté, accusé, cette fois-ci, de propagande pour le groupe armé des travailleurs du Kurdistan (PKK), et pour ce que le gouvernement appelle l’organisation terroriste Fethullahiste, FETÖ, prétendument dirigée par Fethullah Gülen.

«Au poste de police, ils m’ont enfermée dans une cellule de 2 mètres sur 4, avec trois autres femmes. Nous n’étions autorisées à aller aux toilettes que lorsque les policiers voulaient bien nous y amener.» - Aslı Erdoğan

Dans un premier temps, Ahmet a été détenu à la prison Metris d’Istanbul, dans une cellule sale, sans eau potable durant deux jours. Il n’a pas été autorisé à voir ses avocats, ni averti que ceux-ci avaient cherché à le voir. Ahmet est désormais de retour à la prison de Silivri, six ans après sa première détention dans ce lieu. Il partage une cellule avec deux autres détenus. Il n’est autorisé à communiquer qu’avec sa famille proche, une seule fois par semaine, par téléphone et à travers un écran, et leurs conversations sont enregistrées. De plus, il n’est autorisé à recevoir ni lettres ni livres.

La détention d’Ahmed est un message à l’intention des journalistes encore libres : osez-vous encore poser des questions ? Osez-vous encore vous exprimer ?

Aslı Erdoğan: emprisonnée du 16 août au 29 décembre 2016

© Amnesty InternationalLa célèbre romancière Aslı Erdoğan a passé près de cinq mois en prison, pour avoir travaillé comme éditrice bénévole et rédactrice pour Özgür Gündem, un journal pro-kurde, désormais fermé par le gouvernement. Des officiers masqués et armés ont fait irruption à son domicile le 16 août 2016, à trois heures du matin, et ont passé huit heures à fouiller plus de 3500 livres et notes rédigées ces deux dernières décennies. Bien qu’ils n’aient trouvé aucune preuve durant la perquisition, l’écrivaine a été arrêté et accusée d’infractions terroristes.

Lorsqu’elle s’est rendue au tribunal, Aslı s’attendait à être libérée : après tout, elle n’avait jamais été poursuivie pour aucun de ses écrits, elle n’avait commis aucun crime, et en tant que membre du conseil consultatif, n’était pas légalement responsable du contenu du journal. Pourtant, le juge l’a renvoyée en prison en attente de son procès. Aslı Erdoğan souffre d’une maladie chronique qui a empiré durant sa détention.

«En prison, la plus grande torture pour moi a été le froid glacial. Un jour, on m’a emmenée dans une large salle avec 20 autres femmes ; la présence des autres m’a maintenue en vie.» - Aslı Erdoğan

Aslı Erdoğan a, depuis, été remise en liberté conditionnelle mais les charges d’infractions terrorismes sont toujours retenues contre elle.

«Depuis ma libération, je n’écris plus et je ne crois pas que je me remettrai à écrire prochainement des chroniques. J’essaie d’aller mieux. Lorsque j’étais en prison, je continuais, mais depuis que je suis sortie, je ressens vraiment l’impact physique que la détention a eu sur moi.»

Une peur dissuasive

L’érosion de la liberté de la presse n’est pas un fait nouveau en Turquie. En 2013, lors des gigantesques protestations dans le parc Gezi d’Istanbul, une importante chaine d’information avait préféré diffuser un documentaire sur les pingouins, plutôt que de couvrir les événements. Des journalistes avaient perdu leur travail pour ne pas avoir répondu aux attentes des autorités. Des médias critiques avaient été saisis et leur ligne éditoriale complétement changée afin de les rendre complaisantes envers le gouvernement.

Avec plus de 120 journalistes et professionnels des médias emprisonnés et des milliers d’autres licenciés suite à la fermeture de 160 médias, les effets de cette dernière vague d’érosion de la liberté des médias sont clairs : le journalisme indépendant en Turquie est au bord du précipice. La peur d’aller en prison pour avoir critiqué les autorités est palpable : les articles des journaux et les programmes de discussion de l’actualité, très populaires en Turquie, ne comptent que très peu d’opinions dissidentes et les points de vue ne sont pas très variés.

Kadri Gürsel: détenu depuis le 31 octobre 2016

© DR

Le journaliste Kadri Gürsel est l’un des neuf employés du quotidien Cumhuriyet qui ont été emprisonnés en octobre et novembre dernier. C’est un grand spécialiste des relations internationales très expérimenté. En 1995, il a été enlevé par le PKK et séquestré pendant 26 jours. Il a ensuite publié un livre, Ceux des montagnes dans lequel, il raconte son expérience. Il est désormais accusé d’infractions terroristes, en raison d’un article intitulé « Erdoğan veut être notre père », publié en juillet, peu après la tentative de coup d’État.

«S’il y avait des preuves soutenant les accusations retenues contre nous, notre procès aurait déjà commencé. Le temps passe et notre détention se transforme en punition» - Kadri Gürsel, dans une lettre adressée à l’association des journalistes de Turquie, le 25 janvier 2017.

Dans son article, Gürsel stipulait qu’Erdoğan voulait s’imposer au peuple par la force. Il suggérait que le seul moyen pour le repousser était de se rebeller, comme l’avait fait Mohamed Bouazizi en Tunisie. Celui-ci s’était immolé et avait ainsi déclenché une révolution menant à la chute de l’ancien président Ben Ali. Gürsel a dit devant le tribunal qu’il avait écrit cet article alors qu’il était dans une humeur maussade.

Ahmet Altan: en détention préventive depuis le 23 septembre 2016

© DR

Ahmet Altan est écrivain et ancien rédacteur en chef du journal Taraf, désormais fermé. En septembre 2016, il a été arrêté avec son frère Mehmet Altan, un universitaire et chroniqueur. Ils sont accusés d’avoir envoyé des «messages subliminaux» aux putschistes lors d’un débat télévisé, la veille du putsch manqué.

Ahmet a été relâché douze jours plus tard, puis a à nouveau été arrêté, le jour suivant, sous prétexte d’être soupçonné d’appartenance à une organisation terroriste et d’avoir «tenté de renverser le gouvernement». En prison, il a l’interdiction totale de communiquer par écrit avec le monde extérieur et a un accès limité et surveillé à ses avocats.

«A ma connaissance, le droit s’intéresse aux actes… Je suis accusé de choses pour lesquelles il n’existe pas la moindre preuve.» - Ahmet Altan

L’avocat d’Ahmet, Veysel Ok a confié à Amnesty International : «Je crois que les frères Altan ont été arrêtés délibérement, un jour avant les célébrations de l’Aïd. Le procureur était ensuite en vacances pour douze jours, ce qui signifie que cette décision ne pouvait pas être contestée. Je n’ai pas pu voir mon client durant les cinq premiers jours.»

Médias réduits au silence

Imaginez un instant un monde sans médias indépendants. A quoi le monde ressemblerait-il ? Imaginez une information limitée sur le monde qui nous entoure, un accès restreint à diverses analyses. Une capacité limitée à amener les institutions et les gouvernements à rendre des comptes de manière transparente et ouverte.

Comment cela affecterait-il votre estime de vous ? Comment vous positionneriez-vous dans le monde si vous n’aviez pas conscience de ce qui se passe autour de vous ? Comment formuleriez-vous vos opinions sur les événements et les problématiques, sans accès aux expertises, opinions et analyses d’autres personnes ?

Des médias libres sont une composante essentielle du bon fonctionnement d’une société pluraliste. Ils sont un moteur crucial de la liberté d’expression, qui inclut le droit de chercher et de recevoir des informations et des idées de toutes sortes. Une presse libre est essentielle pour tenir responsables de leurs actions les puissants.

Les médias indépendants turcs ne sont pas encore morts, mais ils sont sérieusement blessés. Cette répression doit prendre fin. Il faut mettre un terme aux détentions préventives extensives utilisées pour punir les journalistes et professionnels des médias. Ils doivent pouvoir faire leur travail, car le journalisme n’est pas un crime.