« Nous avons constaté que les forces ukrainiennes mettent systématiquement en danger la population civile et violent les lois de la guerre lorsqu'elles opèrent dans des zones peuplées », a déclaré Agnès Callamard, secrétaire générale d'Amnesty International. « Le fait d'être en position défensive ne dispense pas les militaires ukrainiens de respecter le droit international humanitaire. »
Ces tactiques de combat violent le droit international humanitaire et mettent en danger les civils, car elles transforment des objets civils en cibles militaires. En témoignent les frappes russes dans les zones peuplées, qui ont tué des civils et détruit des infrastructures civiles.
Cependant, pas toutes les attaques russes documentées par Amnesty International n'ont suivi ce schéma. Dans certains autres endroits où Amnesty International a conclu que la Russie avait commis des crimes de guerre, notamment dans certains quartiers de la ville de Kharkiv, l'organisation n'a trouvé aucune preuve de la présence des forces ukrainiennes dans les zones civiles illégalement visées par l'armée russe.
Entre avril et juillet 2022, l’équipe de recherche d'Amnesty International a passé plusieurs semaines à enquêter sur les frappes russes qui sont survenues dans les régions de Kharkiv, du Donbass et de Mykolaïv. L'organisation a inspecté des sites visés par des frappes, interrogé des survivant∙e∙s, des témoins et des proches de victimes, et effectué des analyses de télédétection et d'armes.
L’équipe de recherche a trouvé des preuves qui démontrent que les forces ukrainiennes ont lancé des frappes depuis des zones résidentielles peuplées. Elles ont constitué leurs bases dans des bâtiments civils de plus de 19 villes et villages de ces régions. Le Crisis Evidence Lab (le laboratoire d’investigation) de l'organisation a analysé des images satellites pour corroborer certains de ces incidents.
La plupart des zones résidentielles où les soldats se sont installés se trouvaient à des kilomètres des lignes de front. Il existait des solutions alternatives viables qui n’auraient pas mis en danger les civils – comme des bases militaires ou des zones densément boisées à proximité, ou d'autres structures plus éloignées des zones résidentielles. Dans les cas qu'elle a recensés, Amnesty International n'a pas connaissance du fait que les militaires ukrainiens qui se sont installés dans des structures civiles situées dans des zones résidentielles aient demandé aux civils d'évacuer les bâtiments voisins ou les aient aidés à le faire.
Des frappes depuis des zones civiles peuplées
Des survivant∙e∙s et des témoins des frappes russes survenues dans les régions du Donbass, de Kharkiv et de Mykolaïv ont déclaré à l’équipe d’investigation d'Amnesty International que l'armée ukrainienne avait opéré près de chez eux au moment des frappes, exposant ces zones aux tirs des forces russes. Les chercheurs∙euses d'Amnesty International ont été témoins de tels agissements dans de nombreux endroits.
Le droit international humanitaire exige de toutes les parties à un conflit qu'elles évitent, dans la mesure du possible, de placer des objectifs militaires à l'intérieur ou à proximité de zones densément peuplées. D'autres obligations visant à protéger les civils des effets des attaques consistent à les éloigner des objectifs militaires et à les avertir clairement des attaques pouvant les affecter.
La mère d'un homme de 50 ans, qui a été tué le 10 juin lors d'une attaque à la roquette dans un village au sud de Mykolaïv, a déclaré à Amnesty International : « Les militaires logeaient dans une maison à côté de la nôtre. Mon fils leur apportait souvent de la nourriture. Je l'ai supplié plusieurs fois de ne pas s'y rendre, car j'avais peur pour lui. L’après-midi durant lequel l'attaque a eu lieu, mon fils se trouvait dans la cour de notre maison. Il a été tué sur le coup. Son corps a été déchiré en lambeaux. Notre maison a été partiellement détruite ». Les chercheurs∙euses d'Amnesty International ont trouvé du matériel et des uniformes militaires dans la maison voisine.
Dans une ville du Donbass, le 6 mai, les forces russes ont utilisé des armes à sous-munitions largement interdites et non discriminantes dans un quartier composé essentiellement de maisons à un ou deux étages, où les forces ukrainiennes faisaient fonctionner leur artillerie. Des éclats d'obus ont endommagé les murs de la maison où Anna, 70 ans, vit avec son fils et sa mère de 95 ans. Anna raconte : « Des éclats d'obus ont traversé les portes. J'étais à l'intérieur. Les soldats étaient derrière mon champ, derrière la maison. Je les ai vus entrer et sortir... depuis le début de la guerre... Ma mère est paralysée, donc je ne pouvais pas fuir. »
Début juillet, un ouvrier a été blessé lorsque les forces russes ont visé un entrepôt agricole situé dans la région de Mykolaïv. Quelques heures après la frappe, l’équipe de recherche d'Amnesty International a constaté la présence de militaires et de véhicules ukrainiens dans la zone de stockage des céréales. Des témoins ont confirmé que l'armée utilisait l'entrepôt, situé en face d'une ferme où vivent et travaillent des civils.
Les chercheurs∙euses d'Amnesty International qui examinaient les dommages subis par les bâtiments résidentiels et publics adjacents à Kharkiv et dans les villages du Donbass et de l'est de Mykolaïv ont entendu des tirs provenant des bases militaires ukrainiennes situées à proximité.
« Nous n'avons pas notre mot à dire sur ce que font les militaires, mais nous en payons le prix », a déclaré à Amnesty International un habitant de Bakhmut, dont la maison a été endommagée par une frappe.
Des bases militaires dans les hôpitaux ...
Les chercheurs∙euses d'Amnesty International ont vu les forces ukrainiennes utiliser des hôpitaux comme bases militaires dans au moins cinq endroits. Dans deux villes, des dizaines de soldats se reposaient, se promenaient et prenaient leurs repas dans les hôpitaux. Dans une autre ville, des soldats tiraient à proximité de l'hôpital.
Le 28 avril dernier, une frappe aérienne russe a blessé deux employés d'un laboratoire médical situé dans la banlieue de Kharkiv, après que les forces ukrainiennes ont installé une base dans l'enceinte.
L'utilisation d'hôpitaux à des fins militaires constitue une violation manifeste du droit international humanitaire.
... et dans les écoles
L'armée ukrainienne a régulièrement installé des bases militaires dans les écoles de plusieurs villes et villages du Donbass et de la région de Mykolaïv. Les écoles ont été temporairement fermées depuis le début du conflit, mais dans la plupart des cas, elles étaient situées à proximité de quartiers civils peuplés.
Dans 22 des 29 écoles visitées, l’équipe d’investigation d'Amnesty International a en effet constaté que des soldats utilisaient les locaux ou a trouvé des preuves d'une activité militaire actuelle ou antérieure, avec la présence de treillis militaires, de munitions abandonnées, de paquets de rationnement de l'armée et de véhicules militaires.
Les forces russes ont frappé un grand nombre d’écoles utilisées par les forces ukrainiennes.
Les forces russes ont frappé un grand nombre d’écoles utilisées par les forces ukrainiennes. Dans une ville située à l'est d'Odessa, Amnesty International a constaté que les soldats ukrainiens utilisaient de manière générale des zones civiles pour se loger ou comme moyen de transit. Ils ont notamment garé des véhicules blindés sous des arbres dans des quartiers purement résidentiels et utilisé deux écoles situées dans des zones résidentielles densément peuplées. Les frappes russes à proximité des écoles ont tué et blessé plusieurs civils entre avril et fin juin, dont un enfant et une femme âgée tué∙e∙s le 28 juin.
Le droit international humanitaire n'interdit pas spécifiquement aux parties à un conflit de se baser dans des écoles qui ne sont pas en activité. Toutefois, les forces militaires ont l'obligation d'éviter d'utiliser des écoles situées à proximité de maisons ou d'immeubles pour ne pas mettre en danger la vie des civils, à moins qu'il n'existe un besoin militaire impérieux. Si elles le font, elles doivent avertir la population civile et, si nécessaire, les aider à évacuer. Cela ne semble pas s'être produit dans les cas examinés par Amnesty International.
Les conflits armés entravent gravement le droit des enfants à l'éducation. En outre, l’utilisation militaire des écoles peut entraîner des destructions qui privent les enfants de ce droit une fois la guerre terminée. L'Ukraine fait partie des 114 pays à avoir souscrit à la Déclaration sur la sécurité des écoles, un accord visant à protéger l'éducation en cas de conflit armé. Il n’autorise par exemple qu’à utiliser des écoles abandonnées ou évacuées uniquement lorsqu'il n'existe aucune autre solution viable.
Attaques aveugles des forces russes
Parmi les frappes russes analysées par Amnesty International au cours des derniers mois, beaucoup ont été effectuées avec des armes à sous-munitions interdites au niveau international, ou avec d'autres armes explosives de longue portée. D'autres ont utilisé des armes guidées avec des niveaux de précision variables ; dans certains cas, les armes étaient suffisamment précises pour viser des objets spécifiques.
La pratique de l'armée ukrainienne consistant à localiser des objectifs militaires dans des zones peuplées ne justifie en aucun cas les attaques russes aveugles. Toutes les parties à un conflit doivent toujours faire la distinction entre les objectifs militaires et civils, et prendre toutes les précautions possibles, y compris dans le choix des armes, pour minimiser les dommages causés aux civils. Les attaques sans discrimination qui tuent ou blessent des civils ou endommagent des biens civils sont des crimes de guerre.