Propos recueillis par Julie Jeannet
Amnesty – Pensez-vous que ce prix facilitera-t-il la défense des droits humains aux Émirats arabes unis ?
Ahmed Mansoor – Je l’espère. Pendant de nombreuses années, la région du Golf et plus particulièrement les pays comme les Émirats arabes unis (ÉAU), le Qatar ou le Koweït, sont restés hors du radar des droits humains. Le complexe réseau d’intérêts entre les gouvernements d’ici et de l’Occident, notamment le gouvernement américain, a rendu notre travail difficile. Il était impossible d’obtenir une pression des autres gouvernements pour améliorer la situation des droits humains dans la région. J’espère que ma présence et ce prix montreront que dans nos contrées, il y a d’autres choses que le pétrole, les centres commerciaux, les plages et le business. Il y a de graves violations des droits humains! Je souhaite que ce prix prestigieux mette en lumière la répression que subissent les défendeurs des droits humains dans mon pays.
Quelles sont vos priorités?
Il y a tant à faire… Certainement la liberté d’expression et d’opinion. Je suis aussi très préoccupé par les disparitions forcées. Les autorités y recourent systématiquement dans les cas qu’ils considèrent comme des atteintes à la sécurité de l’État. Il y a d’innombrables allégations de torture dans les prisons. L’une de mes priorités est d’exposer les pratiques de l’État, qui consistent à enlever des individus, à les détenir au secret pendant des mois, puis à les condamner à de lourdes peines lors de procès inéquitables, généralement fondés sur des motifs politiques.
Combien de personnes sont victimes de disparitions forcées ?
Depuis 2011, des centaines de personnes ont été enlevées. Elles ont ensuite passé des mois dans des cellules de confinement, surveillées par des caméras vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. J’ai moi-même enquêté sur deux-cents cas, mais je sais qu’il y en a beaucoup plus. Le pire, c’est que la persécution ne s’arrête pas aux victimes des disparitions forcées. Le gouvernement étend aussi le harcèlement aux familles. Il les empêche de renouveler leurs documents officiels, comme les passeports, les licences commerciales, ce qui les prive de sources de revenus. Des biens sont saccagés ou confisqués sans aucune raison. De plus, on menace parfois les familles de révoquer leur nationalité.
C’est à la suite d’une pétition lancée en 2011 que vous avez été arrêté, qu’avez-vous écrit pour vous attirer les foudres des autorités ?
Mes activités de défenseurs des droits humains ont toujours irrité le autorités, mais cette pétition a été la goutte qui a fait débordé le vase. J’ai été l’un des initiants d’une pétition qui demandait une réforme de notre Parlement. Nous demandions que cet organe ait un pouvoir législatif et que tous ses membres soient élus selon les règles du suffrage universel. Notre lettre n’était pas agressive. Elle faisait référence à notre Constitution et demandait d’octroyer des droits politiques au peuple, qui en est privé depuis la création du pays.
Les autorités s’en sont donc pris à vous personnellement ?
Oui, nous initiants de la pétition, avons été victimes d’une campagne de diffamation d’une échelle sans précédent dans l’histoire des ÉAU. Tout a été mis en place pour préparer la population à mon arrestation. De nombreux sites internet diffusaient de fausses informations sur moi, relayées par les chaines de radio de télévision et les médias sociaux. J’ai été menacé de mort de nombreuses fois. J’ai porté plainte, mais ça n’a abouti. Puis, j’ai été arrêté, emprisonné pendant huit mois et condamné à trois ans de prison pour « avoir insulté » des représentants des ÉAU, ce que je n’avais absolument pas fait.
Un jour après le verdict, vous avez été gracié par le président. Comment l’expliquez-vous ?
Je pense que c’était une combinaison de plusieurs facteurs. A un moment donné, la pression internationale est devenue telle, qu’il était plus couteux pour les autorités de me garder en détention que de me libérer. Peut-être que les avis divergeant au sein des familles dirigeantes, notamment à Abu Dhabi, ont poussé les responsables à écouter les recommandations des ONG et à me libérer.
Après votre libération, avez-vous continué à être harcelé ?
Oui, lorsque je suis sorti de prison, les autorités ont refusé de me donner mon passeport et les documents mentionnant que j’avais été gracié. Depuis mon arrestation, j’ai perdu mon emploi. De plus, mon casier judiciaire n’a pas été expurgé et encore aujourd’hui, on ne me délivre pas les documents de bonne conduite, un prérequis nécessaire pour obtenir un emploi aux ÉAU. J’ai tout de suite compris que les autorités ne cesseraient pas de me mettre sous pression. Elles ne voulaient en aucun cas que je reprenne mes activités. Les menaces de mort ont repris, j’ai été agressé physiquement deux fois, mon compte en banque a été vidé et ma voiture volée. J’ai porté plaintes de nombreuses fois mais aucune n’a abouti. Je suspecte des agents du gouvernement. Les agressions dont j’ai été victime prouvent que les assaillants étaient aux faits de mes déplacements. J’ai réalisé que j’étais surveillé et suivi.
Où trouvez-vous la force et le courage de continuer vos activités ?
Défendre les droits humains est pour moi un moyen d’exprimer mon patriotisme. C’est certainement la manière la plus difficile d’exprimer son amour et sa passion pour son pays, mais si personne ne le faisait, imaginez dans quelle situation nous finirions ! Plus je vois de violations des droits humains, plus je me sens responsable. Je sais que j’ai développé certaines compétences, j’ai les outils et les connections pour aider à réduire le nombre de violations. Je crois que j’ai une responsabilité face aux générations futures, face à mes enfants et à mes petits-enfants. Je ne veux pas qu’un jour mon petit fils m’accuse d’avoir vu mon pays sombrer dans la répression et de n’avoir rien fait.