Maison détruite à Hammam al-Alil  © Amnesty International
Maison détruite à Hammam al-Alil © Amnesty International

Irak Des milliers d’Irakien·ne·s déplacé·e·s et violent·é·s pour leurs liens présumés avec l’EI

Communiqué de presse publié le 24 novembre 2020, Londres/Genève. Contact du service de presse
Des milliers d’Irakien·ne·s déplacés et accusés d’avoir des liens avec le groupe armé se désignant sous le nom d’État islamique (EI), qui ont déjà été soumis à des détentions arbitraires, des disparitions forcées et des procès iniques, sont aujourd’hui exposés à un risque accru en raison de la fermeture des camps ordonnée par les autorités irakiennes malgré les nombreux obstacles entravant un retour sûr, digne et durable.

Intitulé Marked for Life: Displaced Iraqis in cycle of abuse and stigmatization, le rapport démontre que les autorités fédérales irakiennes et le Gouvernement régional du Kurdistan continuent de stigmatiser les personnes déplacées accusées d’avoir des liens avec l’EI, en empêchant ou entravant leur accès à des documents d’état civil indispensables pour obtenir un emploi, avoir accès à l’éducation, bénéficier de prestations sociales et se déplacer librement. Des milliers de familles en Irak ignorent toujours ce qu’il est advenu de leurs proches qui ont disparu.

Ces dernières semaines, les autorités irakiennes ont procédé à la fermeture de plusieurs camps, notamment dans les provinces de Ninive, Kerbala et Bagdad, mettant ainsi en danger des milliers de personnes qui doivent maintenant trouver refuge dans des abris précaires ou bien sont renvoyées dans leur région d’origine malgré les craintes de certaines de ne pas y être en sécurité.

«Les autorités irakiennes et le Gouvernement régional du Kurdistan doivent veiller à ce que des mesures de lutte contre les sanctions collectives imposées aux personnes déplacées à l’intérieur du pays et accusées d’avoir des liens avec l’EI soient prévues dans tout projet de fermeture des camps, qui sont actuellement le seul refuge de milliers de personnes», a déclaré Lynn Maalouf, directrice adjointe du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord d’Amnesty International. «Pour éviter de futurs cycles de violences, les autorités irakiennes doivent veiller à ce que personne ne soit sanctionné pour les crimes d’autres personnes, à ce que tous les Irakien·ne·s puissent obtenir des documents d’état civil et à ce que le sort réservé aux personnes disparues soit révélé.»

Privées d’un retour sûr

Les personnes accusées d’avoir des liens avec l’EI, ainsi que les proches de ces personnes, qui sont tout aussi stigmatisés et sanctionnés, font depuis longtemps face à des obstacles pour obtenir, renouveler ou remplacer leurs documents d’état civil. Souvent, les forces de sécurité présentes dans les locaux des services d’état civil ont soumis ces personnes à des actes de harcèlement et d’intimidation. Nombre de ces personnes ont déclaré qu’elles n’essaieraient pas d’obtenir de nouveau des documents d’état civil, car elles ne souhaitent pas subir de nouveau ce traitement.

Lorsque les autorités accusent une personne d’avoir des liens avec l’EI, celle-ci peut être victime de violences, peut être de nouveau déplacée ou peut faire face à d’autres obstacles mettant en péril son avenir, même si elle a été mise hors de cause. «Abed», 23 ans, qui a été libéré d’un centre de détention de l’Asayish où il a été détenu pendant près de trois ans avant qu’un tribunal de la région du Kurdistan irakien ne l’acquitte, faute de preuves, des accusations de liens avec l’EI, a déclaré à Amnesty International qu’il craignait maintenant pour sa sécurité. «En Irak, rien n’est plus grave et plus dangereux qu’être qualifié de Daeshi [membre de l’EI]. Un mot et c’est fini. Avant, j’espérais pouvoir avoir une vie normale. Mais maintenant nous portons tous une cible», a-t-il déclaré.

Tous les hommes et les garçons libérés de détention dans la région du Kurdistan irakien avec qui Amnesty International s’est entretenue ont déclaré avoir peur d’être de nouveau arrêtés par les forces de sécurité du gouvernement fédéral irakien, et d’être soumis à des actes de torture et d’autres mauvais traitements et à des procès iniques s’ils essayaient de rentrer chez eux dans les provinces de Kirkouk, de Ninive et de Salahuddin. Leurs craintes étaient principalement liées au fait que certains de leurs proches et amis ainsi que d’autres hommes et garçons avaient été de nouveau arrêtés après avoir été détenus puis libérés par les autorités de la région du Kurdistan irakien. Ces personnes avaient été arrêtées à des postes de contrôle menant à leur région d’origine ou peu de temps après leur arrivée dans leur région d’origine, souvent par des membres du Service national de sécurité, mais également par des membres d’autres forces comme les Unités de mobilisation populaire et les services de renseignement militaires.

Amnesty International s’est entretenue avec d’anciens détenus et des familles de personnes arrêtées en raison de leur affiliation présumée à l’EI, ainsi qu’avec des femmes cheffes de famille dont les hommes de la famille ont disparu ou sont morts lors du conflit impliquant l’EI et ont donc été accusés d’avoir des liens avec l’EI. Ces personnes ont déclaré qu’elles pensaient que les camps pour personnes déplacées de la région du Kurdistan irakien et de la province de Ninive étaient le seul endroit leur offrant un refuge, compte tenu des risques de violences auxquels elles seraient exposées en dehors de ceux-ci.

Arrestations arbitraires, disparitions forcées et torture

Dans leur lutte contre l’EI, les autorités irakiennes et celles de la région du Kurdistan irakien ont arrêté des hommes et des garçons déplacés, notamment à des postes de contrôle, sur les lignes de front, pendant des opérations militaires, dans des camps pour personnes déplacées et dans leur région d’origine après leur retour. Les autorités de la région du Kurdistan irakien ont soumis des hommes et des garçons parfois âgés de 14 ans seulement à des détentions arbitraires, des actes de torture et des procès iniques. Les forces de sécurité irakiennes ont arrêté des hommes, des femmes et des garçons qui ont ensuite disparu. En raison de ces actions, les détenus libérés, y compris ceux qui ont été mis hors de cause ou ont été libérés sans avoir été inculpés, leurs proches et les proches de personnes disparues sont pris au piège d’une stigmatisation qui amenuise l’espoir d’un avenir sûr.

Amnesty International a recensé 115 cas de telles pratiques: l’Asayish (la principale agence de sécurité du Gouvernement régional du Kurdistan) a arrêté 48 hommes et garçons, et l’armée et les forces de sécurité irakiennes ont soumis 67 personnes à des disparitions forcées dans la province de Ninive. Les membres de l’Asayish ayant procédé aux arrestations n’ont donné aucune raison pour celles-ci ou bien ont simplement déclaré que les personnes concernées étaient recherchées. Plusieurs personnes ayant été détenues ont déclaré que les interrogateurs leur avaient dit que leur arrestation était liée à des renseignements d’un informateur.

Dans certains cas, les forces de sécurité ont frappé les personnes arrêtées, puis les ont placées dans des positions douloureuses pendant qu’elles étaient menottées et qu’elles avaient les yeux bandés, avant de les emmener en les trainant au sol. Ces agissements constituent selon toute probabilité des actes de torture et d’autres mauvais traitements au titre du droit international. Tous les hommes et garçons arrêtés par l’Asayish ont déclaré avoir été soumis à des actes de torture et d’autres mauvais traitements destinés à leur arracher des «aveux». Nombre de ces personnes ont été frappées à coups de poing et de tuyaux, et des membres de l’Asayish ont menacé un homme d’infliger des violences sexuelles aux femmes de sa famille.

Le rapport révèle que des hommes et des garçons ont été maintenus en détention pendant des semaines voire des mois sans être déférés à la justice. Les détenus traduits en justice à Erbil ont souvent été déclarés coupables au titre de la Loi antiterroriste formulée en termes vagues. Leurs procès n’ont pas respecté les normes internationales en matière d’équité des procès et, le cas échéant, de justice pour mineurs. Une fois libérés, que ce soit sans avoir été inculpés, après avoir été acquittés ou après avoir purgé une peine de prison, les anciens détenus ont fait l’objet de restrictions arbitraires de leur liberté de mouvement.

Amnesty International a recueilli de nombreuses informations sur les crimes de l’EI en Irak, dont certains constituent des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, et reconnaît que les activités du groupe armé continuent de représenter une menace pour les civils en Irak aujourd’hui. L’organisation a également reconnu les très grands défis auxquels sont confrontés le Gouvernement de la région du Kurdistan et les autorités irakiennes et leur devoir de protéger tous les civils sur leur territoire et de veiller à ce que les membres de l’EI responsables de crimes soient traduits en justice. Cependant, Amnesty International reste très préoccupée par le fait que les autorités n’aient pas veillé à ce que les membres présumés de l’EI soient jugés dans le cadre de procès respectant les normes internationales d’équité des procès et excluant la peine de mort, ainsi que par le fait qu’elles n’aient pas amené à rendre des comptes les membres des forces de sécurité irakiennes ou de la région du Kurdistan irakien responsables de crimes reconnus au titre du droit international.