Syrie - témoignage de Khaled Sid Mohand «Je n’ai pas été torturé mais je suis ressorti avec une immense colère»

Enlevé le 9 avril 2011, le journaliste franco-algérien Khaled Sid Mohan a passé trois semaines dans une prison syrienne. Témoignage.

Khaled Sid Mohand est journaliste franco-algérien. Il a vécu deux ans et demi en Syrie et y a été détenu trois semaines au mois d’avril 2011. © AI

Comment s’organise la répression?

Les militaires tirent sur la foule qui défile dans la rue, généralement le vendredi à la fin de la prière. Et entre deux vendredis, ils opèrent des rafles massives, préventives, parfois à l’aveuglette. Ils arrêtent, ils détiennent, ils torturent. Je crois qu’une arrestation en entraîne d’autres, que lorsque quelqu’un est arrêté dans une manifestation, ils prennent son portable et farfouillent dedans. Avant d’être arrêté, je connaissais au moins trois  personnes entre les mains des autorités en possession de mon numéro. L’un des trois m’a-t-il dénoncé sous la torture?

Les personnes arrêtées sont-elles systématiquement torturées?

A ma connaissance, quasiment. Pendant ma détention, tous les jeunes autour de moi ont été torturés. Ils avaient été raflés dans les manifestations. C’est une torture qui vise moins à soutirer des informations qu’à punir. Terrifier, humilier les manifestants.

Que s’est-il passé pendant votre séjour en prison?

Je n’ai pas été torturé. Je n’ai pas été marqué sur mon corps. Mais je suis ressorti avec une immense colère. Pas pour ce qu’ils m’ont infligé mais pour ce qu’ils ont infligé aux autres. Et pourtant je ne suis pas syrien. J’imagine que beaucoup de personnes doivent partager ma colère si elles ont surmonté le traumatisme psychologique de la torture.

Qu’ont vécu les Syriens détenus avec vous?

J’ai entendu des hurlements à se déchirer les cordes vocales. Les gens ont été torturés avec des fouets. J’ai aussi entendu parler d’un supplice qui consiste à mettre des gens dans l’eau glacée pendant un certain temps. Un détenu dont j’ai recueilli le témoignage a été fouetté et torturé à l’électricité. Il a fait une grève de la faim. Sa grève de la faim, ses bourreaux l'ont brisée en le mettant dans une chambre froide et en lui déversant de l’eau gelée sur le corps.

Est-ce que vous avez récolté des témoignages de disparitions forcées?

Toutes les personnes qu’on croyait disparues sont réapparues, Dieu merci. Mais il est tout à fait possible que le régime ait fait disparaitre des corps.

Vu le nombre d’arrestations, les prisons doivent être surchargées.

Il n’y a pas assez de centres de détention pour contenir tout ce monde. Il y a donc un roulement important. Les détentions sont en moyenne de 10-15 jours. Moi-même, j’ai été détenu 23 jours. Je commençais à être très inquiet, j’ai pensé que jamais je ne réapparaîtrais, que je serais rangé dans la catégorie des disparus. Je connais quelqu’un d’autre qui a été détenu et salement torturé pendant 1 mois. L’idée du régime est la suivante: tuer quelqu’un dans une manifestation signifie mobiliser cent personnes de plus, sa famille, son réseau social. En revanche, torturer quelqu’un signifie terrifier cent personnes.

Les personnes libérées, dans quel état sortent-elles?

Nombre d’entre elles sortent brisées. D’autres sortent ultra-déterminées. Ce sont celles-là qui vont faire l’histoire.


TROIS MOIS APRES LES PREMIERES PROTESTATIONS

Quelles sont les revendications des manifestant·e·s?

Il y a eu une évolution. Jusqu’à début avril, les manifestants ne demandaient que des réformes. Ils ne réclamaient ni la destitution du président, ni la chute du régime. Tout le monde avait peur de la perspective de l’effondrement de l’Etat. Il a fallu plusieurs centaines de morts pour que les manifestants demandent la destitution de Bachar El-Assad. Le président jouissait d’une grande popularité, comme aucun autre président arabe.

Comment expliquer la popularité de Bachar El-Assad?

Sa politique étrangère était très appréciée. La Syrie était le dernier pays arabe nationaliste à ne pas avoir prêté allégeance aux Etats-Unis. Tous les Syriens en étaient très fiers.

D’autre part, la situation socio-économique était maîtrisée. En Syrie, 14% de la population vit sous le seuil de pauvreté. En Egypte, ce taux s’élève à 50%. La Syrie doit aussi à Bachar El-Assad l’introduction d’internet, de la téléphonie mobile et le droit d’installer une antenne parabolique. C’était un bol d’oxygène pour une population au bord de l’asphyxie. Et la démocratie avait mauvaise presse.

Le peuple syrien ne revendique-t-il pas la démocratie?

Pour les Syriens, la démocratie signifie le chaos de la guerre en Irak, ou l’instabilité du Liban. Cette peur a été nourrie par la propagande du régime. Dans les slogans des manifestations, le mot démocratie n’apparaît jamais. Il n’est jamais évoqué dans les discussions politiques. Mais le peuple revendique quand même les jalons de la démocratie: il veut que la répression cesse et que les services de renseignements perdent leur omnipotence. Les Syriens se réapproprient la notion de démocratie.

Lors des manifestations, vous avez entendu des slogans tels que «il n’y a de Dieu que Dieu». Pourquoi un slogan religieux?

C’est un message indirect à Bachar El-Assad. Il y  a un tel culte de la personnalité du président, qu’évoquer Dieu n’est pas un message religieux ou confessionnel, mais plus un message politique. Cela consiste à ramener Bachar et les hommes de son régime à ce qu’ils sont: de simples mortels.

Khaled Sid Mohand est journaliste franco-algérien, correspondant pour le Monde et Radio France Culture. Il a vécu deux ans et demi en Syrie et y a été détenu trois semaines au mois d’avril 2011. De retour en France, il veut continuer à écrire sur la Syrie. «Le challenge, c’est de trouver comment entrer en contact avec mes interlocuteurs en Syrie sans les mettre en danger. Plus de 8000 ingénieurs informatiques travaillent pour les services de renseignements, contrôlent et filtrent l’information.»

14 juin 2011