Blog de Tunis Il a «disparu» en Tunisie – Ramdana saura-t-elle enfin ce qui est arrivé à son époux?

17 janvier 2011, Par Hassiba Hadj Sahraoui, de l’équipe Afrique du Nord d’Amnesty International
Alors qu’en Tunisie, un mois de troubles et 24 heures de manifestations ont entraîné la chute du gouvernement, je reçois l’appel d’une femme que j’avais rencontrée en 2007 lors d’un de mes précédents séjours dans le pays.

J’ai fait la connaissance de Ramdana Mlouhi en décembre 2007, lors d’une mission d’établissement des faits conduite par Amnesty International sur les atteintes aux droits humains commises au nom de la lutte contre le terrorisme. C’était la première fois qu’elle s’adressait à une organisation de défense des droits humains.

Son époux, Abbes Mlouhi, avait «disparu» depuis son arrestation par les forces de sécurité en avril 2005. Comptable à la retraite, il avait été convoqué à plusieurs reprises au ministère de l’Intérieur avant son interpellation, en raison de son implication au sein d’une congrégation islamique.

Dans la matinée du 11 avril 2005, alors qu’il bricolait sa voiture devant chez lui, Abbes Mlouhi a simplement été emmené dans un véhicule conduit par des membres des forces de sécurité en civil. Ramdana Mlouhi ne l’a jamais revu.

En bref, il a été victime d'une disparition forcée et de la répression menée contre la dissidence au nom de la sécurité, répression orchestrée par un appareil sécuritaire d’État qui se servait de la lutte contre le terrorisme pour anéantir toute personne vaguement perçue comme une menace pour le système.

Ramdana, accompagnée de sa fille, m’a expliqué qu’au départ elle s’était paisiblement mise à la recherche de son mari. Puis l’angoisse et la frustration l’ont envahie en raison du silence auquel elle s’est trouvée en butte. Chaque fois qu’elle s’est enquise auprès des autorités tunisiennes du sort de son époux, elle s’est heurtée à un mur de silence : ses lettres sont restées sans réponse et ses visites dans les prisons de Tunis et au ministère de l’Intérieur n’ont rien donné.

C’est alors que sa voisine, avec laquelle je m’étais entretenue la veille au sujet de son époux placé en détention illégale, lui a parlé de la délégation d’Amnesty International. Ramdana m’a alors expliqué que dans les jours qui ont suivi l’enlèvement de son époux, elle n’avait pas osé aller déposer plainte, de peur d’être harcelée par les policiers parce qu’elle portait un foulard.

Je pouvais mesurer ses craintes, car quelques jours auparavant des jeunes femmes m’avaient raconté des histoires similaires : elles avaient été arrêtées par des policiers, qui les avaient contraintes à signer des déclarations les engageant à ne pas porter de foulard.

Ramdana m’a dit que c’était la raison qui l’avait poussée à venir me voir. Elle a apporté avec elle les justificatifs de la poste concernant ses lettres adressées au président Ben Ali, au ministère de l’Intérieur, au ministère de la Justice et au procureur général.

Elle se montrait si calme, tout en implorant Amnesty International de faire quelque chose. Je lui ai répondu que nous pouvions l’aider.

Après notre rencontre, j’ai parlé à plusieurs avocats tunisiens spécialisés dans la défense des droits humains afin de savoir s’ils avaient connaissance de cas semblables.

Or, la disparition forcée d’Abbes Mlouhi ne cadrait pas avec les violations des droits humains habituellement commises par les forces de sécurité tunisiennes. Certes, les gens sont bien arrêtés par des policiers en civil qui refusent de décliner leur identité. Ils sont parfois maintenus en détention secrète pendant des jours, voire des semaines ou des mois, généralement dans les locaux du ministère de l’Intérieur. Mais au bout du compte, ils sont toujours traduits devant un juge et transférés dans une prison.

À ce moment-là, nous avons tous suspecté que les choses avaient dû très mal tourner lors de son interrogatoire. Nous redoutions qu’Abbes Mlouhi ne soit mort en garde à vue.

Amnesty International a écrit aux autorités tunisiennes à son sujet et porté l’affaire à l’attention des Nations unies. Nous n’avons cessé d’évoquer son cas dès que l’occasion se présentait. Nous attendons toujours une réponse.

Abbes Mlouhi ayant «disparu», Ramdana a dû élever seule leur fille, aujourd’hui âgée de neuf ans. Ramdana m’a confié que chaque fois que le gouvernement annonce la libération de prisonniers, sa fillette prie pour que son père soit l’un deux.

Ramdana avait pris l’habitude de m’appeler tous les trois ou quatre mois pour me demander si j’avais du nouveau.

Lorsque les émeutes ont éclaté en Tunisie, elle m’a téléphoné pour savoir si j’avais entendu parler des événements et savoir ce qu’Amnesty International faisait eu égard aux manifestants tués. Elle m’a supplié de ne pas oublier son mari.

Elle m’a rappelé quelques minutes après l’annonce du départ de Ben Ali, emplie de l’espoir de voir son époux reparaître.

Depuis plus de cinq ans, Ramdana Mlouhi pose inlassablement et courageusement la même question aux autorités : qu’est-ce qu’est devenu mon mari? Tout au long de ces années de recherche, elle n’a jamais perdu espoir qu’il soit vivant et qu’il lui soit rendu bientôt.

Lors d’un entretien avec Amnesty International vendredi 14 janvier, elle se demandait si cette nouvelle page de l’histoire tunisienne lui apporterait les réponses qu’elle espère depuis si longtemps. Son sentiment trouve un large écho dans tout le pays, tandis que les Tunisiens, confinés chez eux en raison du couvre-feu militaire, attendent la prochaine initiative des autorités de Tunis.

Après des années de tourment, Ramdana Mlouhi a droit à une réponse des autorités. Si son époux est vivant, il faut l’informer du lieu où il se trouve et l’autoriser à lui rendre visite. S’il est décédé, elle a besoin de connaître la vérité et de voir les responsables présumés déférés à la justice.

Les semaines qui viennent vont sans doute déterminer si les forces de sécurité tunisiennes seront finalement mises au pas ou si les autorités vont à nouveau leur conférer toute latitude pour poursuivre la répression.

L’histoire de Ramdana Mlouhi n’est que l’un des innombrables récits confiés à Amnesty International par de simples Tunisiens au fil des ans. Les autorités tunisiennes doivent entreprendre de toute urgence une refonte des services de sécurité, afin de garantir qu’ils respectent enfin les droits qu’ils sont chargés de protéger.

Les Tunisiens se demandent si les autorités vont vraiment tenir leurs promesses quant à une réforme sur le terrain des libertés fondamentales. Dans tout le pays, ils regardent vers l’avenir, tout en commençant à interroger le passé.

Ils se remettent à parler librement des souffrances endurées aux mains des forces de sécurité tunisiennes, propos longtemps bannis par les autorités.

Cette fois, cependant, ces récits respirent l’espoir que le soulèvement politique en Tunisie sera enfin synonyme de vérité, de justice et de réparations après plus de 20 ans d’atteintes aux droits humains qui ont marqué le régime de Zine El Abidine Ben Ali.