La campagne d'élection a commencé à Tunis. © Hamideddine Bouali/Demotix
La campagne d'élection a commencé à Tunis. © Hamideddine Bouali/Demotix

Tunisie Des votations pour le changement

25 octobre 2011
Donatella Rovera, principale conseillère d’Amnesty International pour les situations de crise, s'exprime sur les enjeux des votations tunisiennes.

L’enthousiasme, l'espoir, mais aussi l'appréhension sont palpables ici en Tunisie à la veille des premières véritables élections multipartites de l’histoire du pays. Ce scrutin historique est aussi le premier organisé dans la région depuis la vague de soulèvements populaires qui ont abouti en moins d'un an à la chute de trois des plus anciens autocrates de la planète.

C’est la première fois que je reviens en Tunisie depuis que j’ai été interdite de séjour dans le pays il y a 17 ans. On ne m’avait jamais autorisée à y revenir depuis. En 2000, le ministre des Droits de l’homme avait déclaré publiquement que je pouvais de nouveau m’y rendre – ce que j’avais fait, mais j’avais été refoulée à l’aéroport. Le régime du président Ben Ali s’insurgeait contre les rapports d’Amnesty International dénonçant les violations massives des droits humains qu’il s’efforçait par tous les moyens de dissimuler.

Pour enquêter sur les droits humains sous le régime Ben Ali, il fallait déployer bien des stratagèmes pour déjouer les manœuvres des agents de sécurité en civil chargés de surveiller les militants des droits humains, les victimes de violations, les opposants politiques et les détracteurs du gouvernement. La surveillance s'effectuait très ouvertement, car elle avait tout autant pour objectif d’intimider que de collecter des informations.

Changement radical depuis les manifestations en janvier 2011

Mais la situation a complètement changé. En janvier dernier, des manifestations de masse rassemblant, pour l'essentiel, une jeunesse diplômée mais sans emploi ni perspective d’avenir, qui se sentait laissée de côté par un régime corrompu et répressif, ont contraint le président Ben Ali à quitter le pays après 23 années de pouvoir despotique et répressif. Les Tunisiens n’ont plus peur maintenant d’exprimer leurs critiques, leurs revendications, leurs espoirs et leurs aspirations.

«Justice, liberté dignité (adala, hurriya, karama wataniya)», scandaient hier soir des jeunes gens qui s’étaient rassemblés spontanément dans une grande artère du centre de Tunis. Cela avait été le principal slogan du mouvement de janvier dernier, le slogan résumant les revendications essentielles des manifestants d’alors, qui demeurent au premier rang de leurs priorités. L’espoir est grand, et beaucoup voient l'avenir avec optimisme.

Mais il y a aussi beaucoup d’appréhension face à l’inconnu. Il s’agit après tout des premières élections dont les Tunisiens ne connaissent pas les résultats à l’avance. À l’heure où chacun émet des hypothèses sur l’issue du scrutin, certains s’interrogent sur la solidité de leur toute nouvelle liberté tandis que d’autres se demandent si les vainqueurs sauront se souvenir de leurs promesses électorales et amélioreront effectivement la situation socioéconomique dans leur région.

Craintes que les votations fassent régresser les droits des femmes

Un grand nombre de femmes craignent que l’on revienne sur l’égalité de statut avec les hommes. Beaucoup se sentent exclues par les partis politiques, qui n’ont pas respecté l’engagement de garantir la participation des femmes au processus politique et ont placé essentiellement des hommes en position éligible. Amnesty International a demandé aux partis de s’engager à respecter les droits humains, mais un tiers seulement des plus de 100 formations politiques ont accepté de signer le manifeste de 10 engagements.

À Kasserine, petite ville d'une région rurale pauvre et laissée à l’écart depuis des lustres, à 300 kilomètres au sud-ouest de la capitale, une grande partie des personnes avec lesquelles je me suis entretenue – pour la plupart des victimes de brutalités policières perpétrées lors de la contestation de janvier – ont exprimé leur déception et leur colère face à l'absence de progrès. Elles n’ont pour l’instant reçu ni justice ni réparation, et beaucoup n’ont toujours pas bénéficié des soins médicaux dont elles ont besoin. D’autres personnes, jeunes ou pas, et n'appartenant pas nécessairement aux couches défavorisées de la société, m'ont fait part de préoccupations similaires.

Le gouvernement provisoire a certes pris plusieurs mesures importantes en direction de la réforme, mais beaucoup reste à faire.
Des prisonniers politiques et des prisonniers d’opinion détenus avant le soulèvement ont été remis en liberté. Des organisations issues de la société civile, des médias et des formations politiques ont été dotés d'une existence légale et autorisés à travailler librement. Des traités internationaux relatifs aux droits humains ont été ratifiés et certaines lois sont en train d’être modifiées, en particulier le Code de la presse, aux dispositions répressives. De nouvelles dispositions législatives prévoient des peines plus lourdes pour les personnes déclarées coupables de torture. Des réserves formulées lors de l'adhésion à la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes ont été levées.

Les autorités ont en outre annoncé la dissolution de la Direction de la sûreté de l’État, responsable de graves violations des droits humains durant des décennies. On ne sait toutefois pas pour l’instant ce que cela signifie exactement – il se peut que les membres de la Direction aient simplement été intégrés dans d'autres forces de sécurité.

Inquiétude quant à l'impunité des dirigeants politiques

L’impunité reste une préoccupation majeure. Dans un grand nombre de cas, les atteintes aux droits humains qui ont suscité le soulèvement de décembre 2010 et janvier 2011 restent impunies.

Les investigations nécessaires n’ont pas été menées, à de rares exceptions près, et personne n’a pour l’instant été traduit en justice. Et en fait, à tous les niveaux de la hiérarchie, les fonctionnaires qui ont commis des violations des droits humains durant le soulèvement ou dans les années précédentes, de même que ceux qui les ont ordonnées, sont toujours en poste.

Les vainqueurs des élections pour la formation de l’Assemblée nationale constituante seront chargés de rédiger une nouvelle constitution et de préparer des élections législatives. Le gouvernement qui sera formé dans les jours ou les semaines à venir devra mettre en œuvre des réforme concrètes, des réformes qui changeront véritablement la vie des gens. Alors qu’ils fourbissent leurs armes pour le marchandage politique qui va inévitablement accompagner les négociations en vu de la formation du nouveau gouvernement, les responsables politiques feraient bien de garder à l'esprit les leçons du soulèvement: lorsque le gouvernement ne veut rien faire pour changer les choses, le peuple lui, sait agir pour changer de gouvernement.