Comment êtes-vous devenu directeur d’Amnesty Tunisie?
J’ai commencé à militer pour les droits humains quand j’étais étudiant à l’université de Jendouba. J’ai alors rejoint l’Union Générale des Etudiants Tunisiens, un syndicat étudiant critique à l’égard du gouvernement. C’est ainsi que je me suis rapproché de plusieurs organisations œuvrant pour les libertés fondamentales, dont Amnesty. J’ai travaillé pour l’organisation à Gafsa pendant quelques années, avant de devenir directeur de la Section en 2007.
Quels changements avez-vous observé en Tunisie depuis que vous occupez ce poste?
J’ai pris mes fonctions pendant une période de vaste contestation. Les Tunisien·ne·s s’opposaient aux durcissements imposés par Ben Ali depuis sa réélection, en 2004. A cette époque, la plupart des ONG étaient proches du gouvernement. Seules six organisations de droits humains, dont Amnesty, étaient réellement indépendantes. Du coup, nous nous sommes serrés les coudes, et avons fondé une coalition nationale contre la peine de mort. Amnesty est alors devenu une plate-forme pour la société civile, une espace de rencontre sûr pour les militant·e·s.
Y avait-il un risque à travailler pour Amnesty à cette époque?
Non, pour deux raisons. D’une part, la notoriété et le caractère international de l’organisation nous a protégé : le gouvernement Ben Ali souhaitait se donner une bonne image à l’étranger! D’autre part, la stratégie d’Amnesty n’était pas celle de la confrontation, de l’opposition frontale. Nous avons plutôt opté pour un lobbying juridique, par exemple en encourageant la ratification de conventions internationales relatives aux droits humains.
Cette forme de coopération avec le pouvoir a dû vous attirer des critiques…
Il n’y avait pas vraiment d’autres solutions. A cette époque, c’était le seul moyen d’avoir un impact quelconque. Si nous avions défié Ben Ali, nous aurions simplement été expulsés du pays, ou on nous aurait forcé à nous taire. D’ailleurs, les quelques autres ONG indépendantes ont adopté la même tactique que nous. Par ailleurs, Amnesty International cherche à faire progresser les Etats dans leur respect des droits humains, et pas juste à pointer un doigt accusateur sur ce qui pourrait être amélioré.
Comment la société civile a-t-elle évolué depuis la chute de Ben Ali?
Comme il fallait s’y attendre, le nombre d’ONG a explosé : on en compte aujourd’hui plus de 5'000 rien que dans le domaine des libertés fondamentales ! Mais tout n’est pas rose pour autant. Nous avons eu quatre gouvernements successifs depuis 2011, très différents les uns des autres. Si les deux premiers étaient favorables à l’avancée des droits humains et de la démocratie, on assiste aujourd’hui à un retour en arrière. Le gouvernement actuel reste sourd à notre lobbying. Ce qui est décevant, c’est que les personnes aujourd’hui au pouvoir ont bénéficié du soutien d’Amnesty quand elles étaient du côté de l’opposition, sous Ben Ali. Nous pensions qu’elles seraient plus concernées par les violations des droits humains, puisqu’elles-mêmes en ont souffert!
Continuez-vous à collaborer avec ce gouvernement?
Oui, il le faut. Notre crédibilité repose sur le fait que nous dialoguons avec tous les acteurs politiques, y compris les extrémistes. Et puis, même ces derniers respectent Amnesty. Ils ne nous écoutent pas, mais nous restons une référence incontournable dans le paysage juridique tunisien.
Vous avez mentionné la multiplications des ONG depuis 2011…
C’est évidemment un changement dont nous nous réjouissons. Les ONG coordonnent désormais leur action, cela leur donne beaucoup plus d’influence. Amnesty s’est par exemple associé à d’autres groupes pour protéger la liberté d’expression ou les droits des femmes. Et puis, plus la société civile est active, plus les Tunisien·ne·s s’intéressent au sujet des droits humains. On pourrait même parler d’un engouement, tant l’intérêt est fort ! Nous avons du mal à répondre à cette demande grandissante de cours et d’informations, car notre personnel est limité. Mais nous n’allons pas nous plaindre!
Pour finir, quel message voudriez-vous adresser aux membres d’Amnesty Suisse?
Que leur soutien est vital à notre action! Leur engagement donne de la force à l’ensemble du mouvement Amnesty. On se sent partie d’un tout, et c’est cette solidarité mondiale qui nous donne le courage d’avancer.