Boël Sambuc: «On assiste à une brutalisation des rapports politiques, des discours et du language.» © Joëlle Scacchi
Boël Sambuc: «On assiste à une brutalisation des rapports politiques, des discours et du language.» © Joëlle Scacchi

MAGAZINE AMNESTY Norme pénale contre le racisme Dix ans plus tard, bilan en demi-teinte

Article paru dans le magazine «Amnistie!», publié par la Section suisse d'Amnesty International, novembre 2004
Le 25 septembre 1994, le peuple suisse approuvait à presque 55% l’introduction d’une norme pénale antiraciste. Ce qui permettait à la Suisse d’adhérer à la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale. Depuis, l’article 261bis du Code pénal a donné lieu à plus de 270 jugements et presque une petite centaine de condamnations.

Son efficacité n’en demeure pas moins sujette à discussion. Pour AMNISTIE!, la vice-présidente de la Commission fédérale contre le racisme, Boël Sambuc, dresse un bilan réaliste et sans complaisance de la loi et de la situation du racisme en Suisse.

AMNISTIE!: Quel bilan dix ans après l’acceptation de la loi contre le racisme?

Boël Sambuc: De manière générale, ce qui a très clairement changé, c’est le durcissement politique, la contamination du discours xénophobe, voire raciste, dans une bonne partie du discours politique. Ce n’est pas le monopole d’un parti! On assiste à une brutalisation des rapports politiques, des discours et du langage. Il y a également une banalisation du racisme, du rejet et de la méfiance. On constate un mépris des minorités (même nationales) de notre pays. L’UDC parle déjà comme si la Suisse romande était perdue pour la Suisse. Plusieurs minorités, suisses ou pas suisses, ont été la cible de cette stigmatisation qui prend des expressions dans la vie de tous les jours au niveau des institutions. Le racisme institutionnel devient fort. Certaines opérations de police, qui impressionnent le commun des mortels, sont portées à bout de bras par les autorités politiques. Elles contribuent à cimenter les préjugés.

On en vient à oublier que la majorité des Noirs – 70 000 personnes en Suisse – ne sont pas des trafiquants de drogue mais des gens comme vous et moi, ni plus ni moins respectables! Au lieu de faire un système de prévention et de sensibilisation contre le racisme, ce qui devrait être la tâche politique et éthique de l’autorité, on va au contraire focaliser l’attention sur une catégorie de personnes. Le même phénomène existe avec les gens du voyage. Leur situation s’est complètement dégradée ces dix dernières années.
Il n’y a aucun effort des autorités pour éclairer la population. L’obéissance à la «voix du peuple» devient un argument au niveau politique et on remarque les effets pervers de cette fameuse démocratie directe. Le contexte politique n’a jamais été autant polarisé, à part peut-être avant la Seconde Guerre mondiale.

La loi n’a-t-elle eu aucun effet?

Ce n’est pas une loi! C’est un simple article du code pénal qui a beaucoup de défauts. Son seul mérite est d’exister! C’est la base car, sans la loi, vous ne pouvez rien faire; mais elle n’est qu’une petite partie du travail qui doit se faire au niveau de la lutte contre le racisme. Pour être moins pessimiste, on peut dire que l’article du code pénal remplit la fonction pour laquelle il a été fait: réprimer l’antisémitisme, le négationnisme, le révisionnisme. Il a permis de sanctionner les excès de l’extrémisme de droite et de combattre le racisme en tant qu’idéologie contraire à nos valeurs et qui porte atteinte à la paix publique. Très vite, la jurisprudence a dit que cette atteinte était aussi une atteinte à la dignité humaine.
Par contre, l’article ne permet pas de lutter contre la discrimination raciale qui correspond à la pratique même du racisme et à ses conséquences dans la vie de tous les jours. Par exemple, on ne peut pas réprimer un racisme privé, ni un racisme dans le domaine des rapports de travail. Aucun moyen non plus de réprimer un racisme au niveau civil alors que tous les pays de l’Union européenne ont maintenant des directives à ce sujet. La Suisse est très en retard à ce niveau-là. Les outils pour lutter n’existent pas. En cela, la loi et la jurisprudence sont ambiguës. L’article de loi ne permet pas non plus de combattre la xénophobie. La loi ne permet pas de réprimer une injure faite aux étrangers ou aux requérants en général alors qu’une des nouvelles formes d’expression du racisme prend justement pour cible les migrants et les réfugiés. Même des gens comme Jürg Scherer sont acquittés au niveau fédéral après avoir visé les Albanais en général.

Que faudrait-il faire pour mieux lutter contre le racisme?

Il faudrait compléter la loi. Cet article est déjà prévu. Le Conseil fédéral aimerait ajouter une interdiction générale des signes explicites nazis. Il aimerait aussi lutter contre les extrémismes de gauche (par exemple les anti-mondialistes) en les mettant sur le même pied que les extrémistes de droite. Les deux correspondent à une atteinte aux valeurs de la démocratie. Par contre, et c’est une nouvelle faiblesse de la loi, il n’est pas prévu d’interdire les associations ayant pour but le racisme dans leurs statuts. Actuellement, de telles associations ne sont pas interdites. Il y a pourtant eu condamnation et dissolution de «Vérité et Justice» dans le canton de Fribourg. Sur le plan civil, on peut attaquer en disant que le but de l’association est illicite, et par définition le crime est illicite. Au niveau pénal, ce n’est pas possible. Quand le Conseil fédéral a fait des consultations parlementaires, il s’est trouvé une majorité de partis bourgeois pour dire: «Non! Vous attentez à la liberté d’expression en voulant interdire des associations à but raciste.» Chez nous, on a cette vision de très grande liberté d’association. Pour pouvoir réprimer une association, il faut qu’elle passe aux actes.

Les victimes obtiennent-elles réparation?

La protection des victimes n’est pas suffisante. Contrairement à ce que tout le monde pense, cet article ne permet pas à la victime d’obtenir une réparation. La victime pourra dénoncer un fait – comme vous et moi si nous voyons un acte raciste dans la rue – mais ce sont les autorités de poursuite elles-mêmes qui doivent ouvrir une enquête et agir! Et elles n’agissent pas du tout de manière systématique. Ça dépendra beaucoup des diverses sensibilités et des cantons. La victime devra se porter partie civile pour avoir accès au dossier. C’est encore tout un débat pour savoir qui sera accepté comme partie civile pour le procès. Ces dix dernières années, très peu de victimes ont obtenu des dommages et intérêts. Quand on a fait cette loi, on a oublié les victimes d’un point de vue individuel. L’idée de réparation des souffrances de la victime n’est pas du tout présente. Les associations ne sont pas reconnues comme pouvant se porter partie civile à la place des victimes. Pourtant, en tant que consommateur, vous pouvez avoir une association qui agit pour vous au tribunal. En tant que victime du racisme, vous devez être seul avec votre avocat.

Mais qu’a donc fait la Commission de lutte contre le racisme?

La Commission a paré au plus pressé et traité les problèmes quand ils arrivaient. Elle a dénoncé les injustices quand elles étaient là. Par manque d’argent, nous n’avons pu faire qu’une seule campagne de sensibilisation au niveau national. Ce service n’a pas réussi à mettre sur pied un programme de lutte contre le racisme. Pour cela, il faudrait pouvoir discuter avec les autorités politiques. Aujourd’hui plus que jamais, un programme d’action serait nécessaire. Mais le climat se dégrade et je crains que cette réflexion ne doive encore attendre, faute d’intérêt majeur, y compris au sein des instances politiques et du Conseil fédéral.