La guerre civile colombienne est un terrain propice au non-droit. Et certaines entreprises ne le savent que trop bien. Les droits syndicaux notamment sont largement bafoués, les rapports de force étant déséquilibrés par la menace des groupes paramilitaires d’extrême droite. Les conflits de travail ont un coût particulièrement élevé pour les syndicats: en 2005, au moins septante syndicalistes ont été assassiné·e·s, et près de trois cents ont reçu des menaces. «Le conflit entraîne des pertes pour les entreprises, comme lorsque la guérilla fait sauter les oléoducs. Mais souvent, elles utilisent ce prétexte pour militariser à outrance», explique Stephan Suhner. Ce Bernois est membre de l’association Suisse- Colombie (ASK !) et a également fondé l’organisation Multiwatch, qui surveille le comportement des multinationales face aux droits humains. Il cite en exemple l’entreprise suisse Glencore, dont une filiale possède des mines de charbon en Colombie. Au printemps, l’armée a envahi la mine en réponse à une grève des employé·e·s.
Multiwatch a mis sur pied l’année dernière à Berne une audition publique pour traiter le cas de Nestlé. L’audience a répertorié les assassinats de dix syndicalistes commis entre 1986 et 2005, ainsi que des licenciements abusifs et la dénonciation des conventions collectives de travail. «Si l’implication de Nestlé n’est pas directement établie dans les assassinats, son attitude ambiguë est dangereuse», relève Stephan Suhner. Les accusations portées publiquement contre les syndicalistes les placent dans une situation de grand danger. «D’une façon consciente ou inconsciente, elle met en péril ses travailleurs.» L’entreprise rejette pour sa part toutes les accusations d’implication dans les assassinats.
Un vieux conflit
«Nous avions abordé ces questions avec le siège de Vevey, il y a déjà plusieurs années, rappelle Danièle Gosteli, coordinatrice Economie et droits humains à la Section suisse d’Amnesty. Or nos interlocuteurs ont avancé l’argument de la neutralité et ont dit qu’il n’y avait pas que les syndicalistes qui risquaient leur vie en Colombie.» A Vevey, Nestlé a toujours refusé de recevoir le syndicat et ses représentant·e·s.
Cela surprend d’autant plus que les principes de conduite de l’entreprise affirment qu’elle «considère ses collaborateurs comme son atout le plus précieux. A tous les niveaux, l’engagement commence par une communication ouverte». Et, en tant que signataire du Pacte mondial des Nations unies – Global Compact, «Nestlé soutient et respecte la protection des droits humains à l’échelle internationale dans le cadre de sa sphère d’influence [et] s’assure que ses propres opérations ne sont pas complices d’abus en matière des droits humains». De même, la multinationale a décliné l’invitation à prendre part à l’audience publique de Multiwatch. Mais au mois de juin dernier à Bogota, les deux parties – l’entreprise et le syndicat Sinaltrainal – sont arrivées à un accord sur la convention collective.
Pourtant, Nestlé n’est de loin pas la seule en cause. En 1996, un leader syndical d’une usine de mise en bouteille de Coca-Cola était assassiné dans la ville de Carepa. Jusqu’en 2002, huit morts ont été déplorés parmi les syndicalistes de la multinationale, ce qui a généré aux Etats-Unis une large campagne de boycott dans les universités, sans que la responsabilité de l’entreprise n’ait toutefois pu être établie. Par ailleurs, selon le Tribunal permanent des peuples, qui s’est réuni dans la capitale en avril de cette année, la transnationale Chiquita Brands aurait reconnu avoir soutenu les groupes paramilitaires. Il existerait des preuves que la compagnie fruitière ait « transporté trois mille fusils AK-47 et cinq millions de projectiles destinés à des groupes paramilitaires de Córdoba et Urabá, régions du nord-ouest de la Colombie, qui sont dominées par ces milices ».
Terres précieuses
Dans un pays où les ressources naturelles sont extrêmement importantes, la domination territoriale est cruciale. On ne compte plus les incursions paramilitaires violentes et les massacres qui provoquent des déplacements de villages entiers, laissant derrière eux des domaines à l’abandon que n’importe qui peut s’approprier pour une bouchée de pain, voire même sans rien débourser. Glencore se serait approprié des terres de manière illégale. La chaîne anglaise BBC a récemment rapporté que British Petroleum (BP) avait payé trente millions de dollars à des familles paysannes comme indemnisation pour avoir détruit leur environnement. En 2004, Amnesty International avait lancé une action pour faire pression sur l’entreprise étasunienne Occidental Petroleum, qui détient une grande part du capital d’un oléoduc traversant la région en conflit d’Arauca. Cette firme américaine offre un soutien financier important à la Brigade XVIII opérant en Arauca, responsable de graves violations des droits humains. Occidental Petroleum est même accusée d’être coresponsable du bombardement du village de Santo Domingo en 1998 qui avait causé la mort de huit enfants et neuf adultes.
La liste des entreprises impliquées – directement ou non – dans des violations graves des droits humains n’est malheureusement pas exhaustive. Certaines initiatives laissent espérer que les multinationales assumeront dans le futur leurs responsabilités en matière de droits humains. Le Pacte mondial des Nations unies, qui engage les entreprises à respecter certaines normes, en est une. De même, le projet de Normes sur la responsabilité en matière de droits de l’homme des sociétés transnationales et autres entreprises prévoit une réglementation claire ainsi que la mise en œuvre de mécanismes de contrôle. Mais d’ici à ce que de tels instruments existent, on ne peut que compter sur les bonnes intentions des entreprises. Or, en Colombie, on voit qu’elles comptent peu face à la volonté de profit.