MAGAZINE AMNESTY Tchétchénie D’obscures méthodes de guerre

Article paru dans le magazine AMNESTY, n°46, publié par la Section suisse d’Amnesty International, août 2006.
Des milliers de Tchétchènes «disparaissent» dans le conflit qui fait rage depuis 1999. De manière totalement illégale, les forces russes et tchétchènes séquestrent, torturent, puis éliminent toute personne soupçonnée de soutenir les rebelles.

Des familles de «disparus». © Musa Sadulayev

La pratique devient tristement connue: des hommes armés, en tenue de camouflage et souvent cagoulés, font irruption de nuit chez les gens. Ils parlent russe, tchétchène ou ingouche et descendent de véhicules militaires dont les plaques numéralogiques ont été masquées. Parfois, les victimes sont relâchées au bout de quelques jours, parfois, leur corps est retrouvé marqué par de rares violences. Souvent, on perd toute trace d’elles. Depuis le début du deuxième conflit tchétchène à l’automne 1999, l’ONG russe Memorial estime entre trois et cinq mille le nombre de personnes «disparues», certainement à jamais.

Lipkhan Bazaeva travaille pour Memorial, et a elle-même été victime d’une tentative d’enlèvement en octobre 2003. Heureusement pour elle, elle n’était pas à son domicile au moment des faits, car elle avait fui à Grozny. Elle a appris par son voisinage comment un groupe de personnes vêtues d’uniformes avait encerclé sa maison. «Ils m’ont dit qu’ils avaient vu deux véhicules militaires devant chez moi, et d’autres véhicules de chaque côté de la rue. Nous avions laissé notre maison à des gens qui n’avaient nulle part d’autre où aller. Les voisins ont vu que les soldats qui étaient entrés avaient forcé les hommes à se coucher sur le sol, avaient attaché leurs bras derrière leur dos et les avaient battus. L’un d’entre eux avait du sang sur son visage.»

Forces officielles responsables

En mars 2003, un officier anonyme des services de renseignements a reconnu auprès d’un journal russe, de manière anonyme, que les forces fédérales de Russie utilisaient ces méthodes illégales, et a admis que des innocent·e·s en faisaient les frais. Ses déclarations ne font que confirmer d’autres éléments qui indiquent que les armées russe et tchétchène se livreraient à des enlèvements et des disparitions forcées. Les témoignages et les informations recueillis par les ONG vont dans le même sens, même si la gravité du conflit rend pratiquement impossible un recensement exhaustif. Il arrive également que les familles reçoivent, suite à un enlèvement, une sorte d’avis officiel les informant que leur proche est aux mains des autorités. Ces dernières reconnaissent d’ailleurs le phénomène même si leurs déclarations restent bien en deçà des chiffres avancés par la société civile: le président tchétchène Alou Alkhanov aurait confirmé au printemps 2005 la «disparition» de vingt-trois personnes, alors que Memorial a recensé vingt cas uniquement au mois de mai.

Une justice pour rien

La gravité de ces faits est encore accentuée par l’impunité quasi totale qui règne depuis le début du conflit: les tribunaux tchétchènes ne sont que trop peu saisis pour des cas de «disparitions». Et lorsque c’est le cas, les enquêtes n’aboutissent généralement pas. Vladimir Poutine a pourtant affirmé l’année dernière que des centaines d’affaires pénales avaient été ouvertes et que cinquante personnes avaient été reconnues coupables. Cependant, il n’a donné aucun détail sur les cas, et n’a pas dit si les responsables purgeaient leur peine ou avaient bénéficié d’une amnistie.

Un cas exemplaire est celui de Zelimkhan Mourdalov, vingt-six ans, qui, soupçonné d’être en possession de drogues, a été arrêté par la police tchétchène. Un tribunal a confirmé qu’il avait été torturé et que des agent·e·s de l’Etat avaient ensuite organisé sa «disparition». Sergueï Lapine, membre d’une unité spéciale anti-émeute, était, selon les témoignages, responsable de son passage à tabac et de l’organisation de sa «disparition». Or, bien que le tribunal ait reconnu son implication, il n’a pas été condamné pour ses responsabilités liées à cette «disparition».

Menaces permanentes

Ainsi, pour beaucoup de familles dont un·e proche a «disparu», il ne reste plus qu’à se tourner vers d’autres instances internationales, comme la Cour européenne des droits de l’homme. Celle-ci a, à plusieurs reprises, jugé que la Fédération de Russie avait violé le droit à la vie de personnes civiles dans le conflit armé en Tchétchénie. Elle a notamment jugé que la mort de certaines d’entre elles, tuées par les soldats fédéraux, étaient imputables à l’Etat, et a accordé une compensation financière aux familles. Et, en juillet dernier, elle a pour la première fois statué dans un cas de «disparition», jugeant le gouvernement russe devait être tenu responsable du fait que Khadzhi-Mourat Yandiev devait être présumé mort, après une détention non officielle. La Cour a également critiqué la lenteur de l’enquête menée sur l’implication du général russe, qui avait interrogé Khadzhi-Mourat Yandiev avant de donner l’ordre de l’«achever».

Malgré ces succès, saisir la justice internationale reste extrêmement risqué, et de nombreux Tchétchènes ont subi des représailles graves suite à leurs démarches. Zalina Medova a déposé une plainte auprès de la Cour européenne des droits de l’homme au sujet de la «disparition» de son mari en 2004, «disparition» dont le Service fédéral de sécurité russe (FSB) est apparemment responsable. Les menaces n’ont pas tardé et semblaient venir directement du FSB. On lui a dit qu’elle allait laisser des orphelins derrière elle si elle s’obstinait. Elle a dû quitter la Fédération de Russie avec ses deux enfants pour pouvoir poursuivre ses recherches.

Contrairement à ce qu’annoncent les autorités russes et tchétchènes, la situation est loin de se normaliser. La pratique des «disparitions» est même en train de s’étendre aux républiques voisines. D’ailleurs, certaines informations font état de nouvelles tendances qui consisteraient à détenir arbitrairement des personnes et à les torturer pour leur faire «avouer» des crimes qu’elles n’auraient pas commis. Les victimes pourraient consulter un·e avocat·e, mais uniquement après avoir signé des «aveux» pouvant servir de preuves pour obtenir une condamnation.