AMNESTY: Votre livre nous apprend que vous n’étiez pas du tout destiné à devenir le juge de Pinochet, puisque quand celui-ci est arrivé au pouvoir, votre première réaction a été de sabler le champagne en famille…
Juan Guzmán: Je ne suis pas très fier de me souvenir de cette coupe de champagne. Mes idées n’étaient pas les mêmes que celles du président Salvador Allende. C’était un champagne très amer : nous avions pensé pouvoir sortir d’un gouvernement assez chaotique. A l’époque, nous ne savions pas que le chaos était provoqué par les Etats-Unis, les multinationales et une classe sociale très riche du Chili, pour ne pas laisser gouverner un homme honnête et élu démocratiquement. Nous avons pensé que le gouvernement Pinochet n’était qu’une transition, qu’il ne durerait pas.
Et c’est seulement au bout de plusieurs années que vous avez commencé à voir des preuves de torture. Qu’est-ce qui vous a ouvert les yeux?
Les Chiliens pensaient que c’étaient des actes isolés. Mais très vite, comme juge, j’ai vu que des personnes retrouvées criblées de balles n’étaient pas des terroristes, comme on l’imaginait, mais des mendiants, des petits voyous. Je me suis rendu compte que c’était vraiment une dictature. Puis j’ai été nommé membre d’une cour d’appel et j’ai accepté toutes les requêtes en habeas corpus.
Expliquez-nous ce qu’est l’habeas corpus.
C’est par exemple quand une personne est détenue de façon arbitraire, alors on présente une demande devant une cour d’appel, qui doit l’étudier. Au Chili en ce temps-là, les cours d’appel ne faisaient absolument rien. Tous les juges savaient que les personnes arrêtées étaient très probablement détenues dans des centres de torture. Il y a eu plus de dix mille demandes d’habeas corpus déposées au Palais de justice, mais seule une dizaine ont été acceptées. Au Chili, il y a eu plus de cinq mille morts, plus de trente six mille personnes torturées, il reste plus de mille «disparitions» inexpliquées.
Qu’est-ce qui a déclenché le processus contre Pinochet? Le fait que le juge espagnol Garzón ait demandé son extradition? Le fait que les plaintes des familles de personnes «disparues» s’accumulaient? Le fait que le Chili était prêt à rouvrir son passé?
C’était tout ça à la fois. Les Eglises, les avocats, les familles, tous ont lutté et présenté des plaintes. Toutes sont arrivées dans mes mains. Mais qu’un juge chilien mette Pinochet en prison, ça semblait impossible. Grâce à Garzón, Pinochet a fait cinq cent trois jours de prison en Angleterre. Pendant ce temps, j’ai rassemblé des centaines de preuves, fait exhumer des corps, commandé des expertises. Dès son retour au Chili, j’ai demandé la levée de son immunité et je l’ai inculpé.
Vous avez utilisé un stratagème…
Quelques juges, dont je faisais partie, ont fait une tentative d’interprétation: le fait de faire «disparaître» une personne doit être considéré comme un délit de séquestration, un délit permanent, qui dure jusqu’au moment où la personne recouvre sa liberté ou est retrouvée morte. La loi d’amnistie couvre les crimes commis entre 1973 et 1978, mais pour nous, le délit continuait au-delà de cette période. C’est ainsi que nous avons décidé que la loi d’amnistie ne pouvait pas s’appliquer. Même si les juges actuels l’appliquent à nouveau.
Aujourd’hui, Pinochet a presque nonante ans; vous l’avez inculpé à deux reprises, mais cette inculpation a été renversée les deux fois. Est-ce un échec de la justice?
C’est une victoire. Pinochet est un vieil homme très malade, qui a ordonné et toléré beaucoup de crimes. Mais tout le processus a permis de retrouver des corps et d’établir des faits. C’est important pour les familles.