MAGAZINE AMNESTY Suisse Armes: Berne brouille les pistes

Article paru dans le magazine AMNESTY, n°47, publié par la Section suisse d’Amnesty International, novembre 2006.
Après les Etats, le Conseil national doit se prononcer sur la Loi sur les armes lors de sa prochaine session. Mais les parlementaires ne disposent d’aucune statistique fiable pour alimenter leur débat. Ce manque de transparence, qui touche aussi aux armes militaires, semble savamment dosé afin d’étouffer toute volonté de changement.

Une affiche choc du magazine féminin Anabelle, contre les armes à  la maison. © Spillmann/Felser/Burnett

490’000 chiens en Suisse, selon les chiffres officiels. 6’847’000 abonnements à la téléphonie mobile et 3’865’000 voitures. Combien d’armes? Mystère. L’Office fédéral de la statistique (OFS) n’en a aucune idée. Le Département de la défense ne recense que les armes de service, et le Bureau central des armes refuse d’articuler une estimation: «Ce n’est pas possible à estimer, explique sa porteparole Danièle Bersier. Nous n’avons jamais mentionné aucun chiffre.» Pour combler ce manque, l’historien Peter Hug, secrétaire de la commission spécialisée Politique de sécurité et politique de paix du parti socialiste, vient de tenter un recensement: son verdict est de 2,3millions d’armes, dont 1,3 million d’anciennes armes militaires. «Les autorités n’ont jamais rien rendu public, affirme-t-il. Il serait évidemment possible de le savoir. Mais ni Christoph Blocher ni Samuel Schmid n’en ont fait la demande.»

Un chiffre «alarmant»

Pourtant, une statistique fiable aurait déjà été utile en septembre 2003, lorsque s’est ouverte la révision de la Loi sur les armes. Ruth Metzler, alors en charge du Département de justice et police (DFJP), avançait à ce moment qu’entre un et trois millions d’armes sont en circulation dans le pays. Mais aujourd’hui, le Département se rétracte et considère que ce chiffre «ne veut rien dire». A la section Criminalité et droit pénal de l’OFS, Isabel Zoder blâme Berne pour ce manque de transparence: «On ne nous a jamais demandé cette statistique. Il n’y a pas de volonté politique d’avoir cette information.» L’adjudant Perret, responsable du Bureau des armes du canton de Vaud, s’insurge contre le chiffre avancé à l’époque par la ministre: «Un à trois millions, ce n’est pas réaliste. Il faudrait se demander pourquoi l’estimation de la Confédération est aussi basse, et surtout pourquoi les autorités ne veulent pas communiquer ce chiffre.»

La question est pertinente. Ruth Metzler s’était dite «alarmée» par le nombre d’armes en Suisse. Et, depuis quelques années, un certain nombre de drames ont frappé les esprits et ont mis le doigt sur les dangers liés aux armes à feu: le meurtre de la skieuse valaisanne Corinne Rey-Bellet et de son frère, la tuerie au Parlement zougois en 2003, ou encore le policier tué par balle à Bex l’année dernière. Mais apparemment, certains veulent éviter que l’opinion publique ne s’enflamme et influence le débat aux Chambres: «Le sujet est devenu très émotionnel pour la population suisse, explique René Vaudroz, conseiller national radical et membre de la Commission de sécurité. Or, les politiciens ne doivent pas se laisser prendre par cette tendance.»

Lors de la révision précédente, qui remonte seulement à 1999, les Chambres avaient justement adopté une loi plus libérale, en décidant que les transactions privées ne devaient plus être annoncées. Moins de quatre ans plus tard, un nouveau projet est soumis à consultation. La proposition comporte la création d’un registre central des armes, soutenu par Ruth Metzler. Or, à peine la consultation est-elle terminée que Christoph Blocher reprend le dossier. La révision est alors suspendue pendant deux ans en vue des négociations bilatérales II, puis écartée au profit d’une nouvelle mouture de la loi. Cette dernière ne contient plus que les minimaux nécessaires pour être compatible avec les accords de Schengen et Dublin. Quant à l’idée d’un registre central, elle est passée à la trappe.

Schizophrénie politique

L’argument pour son abandon est a priori percutant : 93% des milieux consultés par le DFJP sont opposés à un enregistrement automatique des armes. Mais qui a été consulté? En examinant la liste, on constate que cent une organisations de tireurs cumulent leurs voix, sans compter celles des armuriers, chasseurs et collectionneurs. Et, sur les quatre cent vingt-sept particuliers sondés, deux seulement sont favorables à l’enregistrement. Un pourcentage extrême qui contraste avec les 17’400 signatures en faveur d’un registre, récoltées en trois mois par le magazine féminin alémanique Anabelle. L’écrasante majorité qui se manifeste au sein des porteurs d’armes occulte le fait que, dans d’autres milieux, l’hostilité à un tel registre n’est pas aussi nette: la moitié des groupes politiques consultés, six cantons contre seize et sept organisations féminines sur huit soutiennent l’idée d’un enregistrement.

Le ton est donné: pas de registre central. Pourtant, son abandon au niveau national est en contradiction totale avec la politique étrangère de la Suisse: elle s’est activement engagée en faveur du Traité international sur le commerce des armes, dont le principe vient d’être adopté fin octobre par l’Assemblée générale. Ce traité devrait contraindre les pays signataires à tenir un registre des armes. Alors que les parlementaires votent un texte relativement libéral, les diplomates défendent un contrôle plus strict. Une schizophrénie que reconnaît partiellement Jacques Pitteloud, chef du Centre de politique de sécurité internationale du Département des affaires étrangères: «Il existe peut-être une légère inadéquation entre les décisions prises au plan national et international. Il y a certainement des progrès à faire.»

«L’armée est un trafiquant»

Si la Loi sur les armes concerne uniquement les armes privées, les armes militaires font également l’objet de nombreuses interventions parlementaires. Ces armes, dites d’ordonnance, dépendent du Département de la défense (DDPS), dirigé par le collègue de parti de Christoph Blocher, l’UDC Samuel Schmid, lui-même tireur. En 2002, la défense suisse annonçait 362’000 anciennes armes militaires détenues par des personnes privées. Pour sa part, Peter Hug évalue ce total à 1,3million. Cette différence vient du fait que l’armée ne compte pas les armes remises avant 1990. «Les fichiers ont été délibérément détruits, rapporte l’historien. D’anciennes armes militaires suisses sont utilisées dans les conflits comme celui des Balkans, et la Confédération ne veut pas porter de responsabilité pour ces armes.» Jacques Pitteloud dément: «Il y a très peu d’éléments concrets prouvant la présence d’armes militaires suisses à l’étranger. Par contre, il est vrai que nous perdons un peu le contrôle des anciennes armes militaires.» Ce manque de contrôle fâche Antoine Leuenberger, responsable du Bureau du contrôle des armes à Neuchâtel: «Peut-être que l’armée avait noté à qui les armes ont été remises. Mais une fois que ces personnes n’effectuaient plus de service militaire, cela ne l’intéressait plus. Nous, délégués de la police, avons dû taper du pied pour que les militaires acceptent de faire des recherches. Nous leur avons dit: «Vous, à l’armée, vous êtes des trafiquants.» D’ailleurs, le Bureau central des armes n’a jamais reçu le droit d’émettre des directives pour imposer des recensements.»

Flou sur les homicides

En octobre, l’OFS publiait les résultats d’une enquête qui dévoilait notamment qu’il est fait usage d’une arme à feu dans 43% des homicides «consommés». Mais aucune mention n’est faite du type d’arme utilisé. «Nous voulions indiquer cela, déclare Isabel Zoder. Mais la police de Zurich nous a expliqué que cette information ne figurait pas dans les statistiques et que cela prendrait trop de temps de la rechercher dans les dossiers. » Pourtant, dans de nombreux cas, les fonctionnaires de police ont dû de toute manière ressortir les dossiers pour cette enquête. Alors, manque de temps ou réticence à fournir cette information ? Même constat en ce qui concerne les suicides. A l’OFS, Arwin Wust recense précisément chaque suicide et détermine si une arme à feu est en cause ou non. Mais le type d’arme ne lui est communiqué que dans environ 25% des cas. Fin août, une étude de l’université de Zurich, basée sur des informations du canton de Bâle, a permis d’évaluer la situation pour l’ensemble de la Suisse: chaque jour, une personne se tuerait avec une arme à feu. Dans la moitié des cas, il s’agit d’une arme militaire. Samuel Schmid affirmait alors que ces données allaient être analysées et comparées avec les informations internes à l’armée. Deux mois plus tard, la réponse de son département au sujet de ce qui a été entrepris avec cette étude n’a pas évolué: «Ses conclusions seront analysées et comparées par les spécialistes.» On peut douter que ces conclusions seront disponibles avant que le Conseil national ne débatte sur la question.

Le Département de la défense affirme par ailleurs qu’il «ne tient aucune statistique sur l’utilisation abusive des armes personnelles en dehors du service». Pourtant, un document interne non publié de l’Office de l’auditeur en chef du DDPS recense, certes de manière non exhaustive, les abus connus commis depuis 1998. De plus, le Département estime que «les données de la police sont saisies de manière décentralisée, ce qui rend leur accès et leur consultation globale malaisés, pour ne pas dire quasi impossibles.» A Zurich, à Neuchâtel, à Genève et à Lausanne, on renvoie la balle à la Confédération: «En effet, les polices ne tiennent pas de statistiques, explique l’adjudant Perret. Pourtant, il est facile de déterminer avec quelle arme un crime ou un suicide a été commis. Mais Berne ne demande pas ces précisions.»

A n’en pas douter, le manque d’informations chronique sur le nombre d’armes en circulation et sur leur utilisation en Suisse étouffe le débat. Il en serait certainement autrement si, par exemple, le nombre réel d’armes était connu des parlementaires et du public. Les motions proposant d’interdire les armes – de service ou non – à la maison ne seraient peut-être pas balayées aussi facilement si l’OFS connaissait le nombre de suicides ou d’homicides commis avec des armes de service. Ou encore si l’armée informait la population sur le nombre de fusils d’assaut dormant dans les greniers. Depuis quelque temps, la Confédération recense chaque morsure de chien en Suisse. On a du mal à croire qu’elle soit incapable de compter ses armes à feu.