AMNESTY: Votre texte n’est pas une enquête, mais bien une fiction.
Yves Robert: Tout à fait. Simplement parce que la fiction permet une liberté extraordinaire, par exemple d’inspirer de l’empathie pour le personnage principal. Donc de ne pas se fixer sur son horreur, mais d’apporter une part d’humanité.
Vous lui donnez un côté humain pour qu’on se dise: «J’aurais pu être à sa place et faire ce qu’elle à fait»
En s’identifiant à elle, on la comprend mieux, on considère qu’elle est réellement une personne humaine. Cela redonne aussi sa valeur à l’abomination qu’elle commet. Il serait trop simple de dire: «Ce sont des monstres», car on les exclurait ainsi de la dimension humaine.
Qu’est-ce qui vous a choqué le plus dans cette photo? Ce qu’elle fait, le fait qu’elle soit une femme, son jeune âge?
C’est une autre photo d’elle qui a inspiré mon récit, une photo où elle est enceinte. Elle était très clairement décrite comme un bourreau, mais paradoxalement, la première sensation que j’ai eue, c’est un réflexe de protection, comme si elle était la victime. Cela m’a énormément perturbé. Que ce soit bien clair, je ne suis pas en train de l’excuser : le système, l’implication culturelle – son éducation, le fait qu’elle soit Américaine – l’ont conduite à ce point de non-retour. Elle a franchi ce pas, alors que d’autres ne l’ont pas franchi. Elle est à la fois victime du système et pleinement responsable de ses choix.
Dans votre texte, vous l’imaginez venir d’une famille américaine moyenne.
On est proche du cliché. Cela correspond à ma vision, en tant qu’Européen, de la majorité des Américains, même si je ne suis jamais allé aux Etats- Unis. Ce que je connais des Américains, c’est par la littérature d’Hemingway ou de Steinbeck, qui décrivent un monde ouvrier très modeste, vivant dans une communauté amicale soudée mais aussi dans une concurrence acharnée.
Pour vous, Lynndie England a été formée à commettre des actes de torture par ses supérieurs. Est-ce que cela vous surprend que la hiérarchie militaire n’ait jamais été inquiétée?
Non, ça ne me surprend pas. Il y a en ce moment une remise en question des Conventions de Genève, de l’interdiction de la torture. Le gouvernement Bush vient de voter une loi qui autorise la coercition. Cela apparaît aussi au niveau culturel, par exemple dans la série 24 heures chrono, qui justifie la torture par des agents gouvernementaux. C’est rentré dans la culture, dans le discours politique. On peut affirmer que les Etats- Unis sont dans une dérive grave, qui me choque. Quand une démocratie entre dans un principe de barbarie, elle perd de plus en plus sa démocratie.
Est-ce qu’on se souviendra, dans deux ou trois ans, de qui était cette femme qui tenait un homme en laisse?
Je ne crois pas qu’on se souviendra de la femme, mais on se souviendra de la photo. Elle est entrée dans l’histoire. Il y aura un avant et un après cette photo.