Bangkok est réveillé par le bruit des chars qui sillonnent la ville. Le 19 septembre 2006, la Thaïlande fait à nouveau face au vieux démon qui a hanté ses années de démocratie: le coup d’Etat militaire. Le Premier ministre et magnat des médias, Thaksin Shinawatra, surnommé le Berlusconi de l’Asie, est renversé par le général Sonthi Boonyaratglin sous le regard bienveillant du roi. Aucune goutte de sang n’est versée pendant le putsch, aucun échange de tirs n’a lieu. Pendant presque un mois, Bangkok se transforme alors en un véritable parc d’attraction militaire: à chaque coin de rue, les soldats jouent aux stars, la fleur au fusil. Faisant face à une seule menace concrète: les crépitements incessants des flashs.
Fin de règne
L’ère Thaksin Shinawatra est finie, avec une joie populaire non dissimulée. Quatre ans de mainmise sur l’information, une gestion désastreuse et coûteuse en vies humaines de la question des «terroristes» musulmans du Sud ainsi que d’autres entraves aux libertés ont peu à peu limé son «image» d’homme populaire et populiste. Fort de ce succès, le général Sonthi Boonyaratglin a immédiatement promis le retour de la démocratie et de la justice, après avoir dissout le gouvernement et abrogé la Constitution. Pour 2007, des élections démocratiques ont été prévues. Un an après le coup d’Etat, fort est de constater que les touristes sont de retour, que l’économie repart de plus belle, mais que l’élan démocratique peine à se concrétiser. Les élections libres viennent d’être repoussées à 2008, laissant craindre que les putschistes tardent à céder le pouvoir.
Violences au Sud
Depuis trois ans, le Sud de la Thaïlande est gangréné par la question des minorités musulmanes. Les violences ont fait environ 1900 victimes dans les provinces de Songkla, Pattani, Yala et Narathiwat, rythmant presque quotidiennement la vie de ses habitant·e·s par des fusillades, des décapitations et des attentats à la bombe. Paysan·ne·s musulman·e·s, étudiant ·e·s, moines bouddhistes, touristes, personne n’y a échappé. Au mois de janvier, des charniers contenant près de trois cents corps ont été découverts. Certains de ces cadavres pourraient être ceux de victimes de disparitions forcées.
A l’instar d’autres pays européens et sud-américains, le gouvernement de Thaksin Shinawatra n’a pas hésité à reprendre la rhétorique et surtout les pratiques de la «guerre contre le terrorisme». Sans concession et avec une poigne de fer, le gouvernement a tenté de résoudre le problème par la force: «disparitions», détentions arbitraires, tortures. De nombreuses personnes ont été détenues durant trente jours sans inculpation ni procès, et en toute légalité grâce aux décrets relatifs à l’état d’urgence. Elles sont enfermées dans les locaux d’écoles de police de Yala et dans divers camps militaires, sans aucune possibilité de consulter un avocat. Une politique stérile et au détriment de la population locale et du respect des droits humains.
La chute de Thaksin Shinawatra et la prise de pouvoir du général a été accueillie avec espoir par la population thaïlandaise et musulmane du Sud. Le général étant lui-même de confession musulmane, dans un pays à 97% bouddhiste, un espoir de détente pouvait être envisageable. Début novembre 2006, le nouveau Premier ministre, le général Surayud Chulanont, a présenté des excuses publiques pour la mort de huitantecinq musulman·e·s imputable à l’action des forces de sécurité lors de manifestations qui s’étaient déroulées en octobre 2004. Au même moment, le gouvernement rétablissait le Centre d’administration des provinces frontalières du Sud, fermé en 2002 par Thaksin Shinawatra. Cette structure avait pour mission de coordonner les actions du gouvernement pour venir à bout de la violence dans le Sud du pays par des moyens pacifiques. Depuis un an, la situation est effectivement devenue plus stable et plus sûre.
Loi martiale
Reste que l’impunité des violations commises par les forces de sécurité durant ces trois ans reste problématique. Cachées derrière l’étendard de la loi martiale, rares sont les violations et les violences qui donnent lieu à des poursuites judiciaires. Au début de cette année, un policier a été reconnu coupable d’avoir fait monter de force dans sa voiture l’avocat et défenseur des droits humains Somchai Neelapaijit, de confession musulmane. Somchai Neelapaijit n’a pas été revu depuis ces faits qui se sont déroulés en mars 2004 à Bangkok. Le policier mis en cause a été condamné à trois années d’emprisonnement, mais a été remis en liberté sous caution et a pu reprendre son service.
Nouvelle censure
«Le gouvernement militaire en place a promis un retour rapide à la démocratie, mais ils attaquent maintenant la liberté d’expression et le pluralisme politique d’une manière que Thaksin Shinawatra n’avait jamais osée», selon Brad Adams, directeur de Human Rights Watch pour la région Asie. Inquiétant lorsqu’on connaît la mainmise quasi totale que Thaksin Shinawatra avait sur les médias thaïlandais. Depuis la prise du pouvoir du gouvernement intérimaire, les autorités thaïlandaises ont tenté à plusieurs reprises de museler les critiques émanant de cyberdissident·e·s. Une série de sites internet mis sur liste noire par le Ministère de la communication et par la police ont été censurés. Le Ministère a également demandé à Google de bloquer certaines pages et certains mots-clés. Le 9 mai 2007, l’assemblée a approuvé une loi qui donne un pouvoir considérable au gouvernement pour limiter la liberté d’expression. Interception, saisie, censure sont facilitées si les informations échangées sur Internet peuvent être considérées comme une menace pour la sécurité nationale par les autorités. Avec à la clé une série d’amendes et de peines de prison pouvant aller jusqu’à cinq ans. Les avocats, les professionnel·le·s d’internet et des médias, ainsi que les bloggeurs et bloggeuses craignent que dans l’environnement politique actuel tendu, ces dispositions puissent être détournées par les autorités contre les adversaires et les critiques du gouvernement militaire en place. Des craintes justifiées et avérées.
Expulsions récentes
Entourée par la Birmanie, le Laos et le Cambodge, la Thaïlande a toujours eu l’image de grande sœur prospère et stable, de terre d’accueil pour de nombreuses personnes fuyant les persécutions et les conflits dans leur pays. Mais les expulsions récentes viennent renforcer les craintes de voir le gouvernement thaïlandais durcir la politique humanitaire à l’égard des réfugié·e·s et des requérant·e·s d’asile. Le 7 juin dernier, 163 Hmong de nationalité laotienne ont été renvoyé·e·s illégalement et par la force alors qu’ils n’avaient même pas eu la possibilité de demander l’asile, bien que ces personnes risquent la torture, la détention arbitraire et illimitée et d’autres graves violations de leurs droits humains à leur retour.
Fuyant le travail et les réinstallations forcés, les extorsions et les arrestations arbitraires, les réfugié·e·s originaires du Myanmar continuent d’affluer en Thaïlande et d’être parqué·e·s dans des camps situés le long de la frontière. Une partie de ces réfugié·e·s ont cependant obtenu officiellement les mêmes droits que les travailleurs et travailleuses thaïlandais, notamment le droit de toucher le salaire minimum légal et la garantie de conditions de travail décentes. Dans la pratique, toutefois, les immigré·e·s continuent de travailler et de vivre dans des conditions précaires, sujets à tout moment à une expulsion.
Santé
Comparée à ses voisines, la Thaïlande est à la pointe dans la défense et la lutte pour le droit à la santé. L’accès aux médicaments génériques bon marché est essentiel dans cette politique, notamment face à la vague de sida qui touche le pays. Il y aurait actuellement 700 000 personnes vivant avec le VIH. La Thaïlande fait partie des premiers pays à avoir développé la fabrication locale de traitements antirétroviraux (ARV) génériques pour favoriser la mise sous traitement des malades du sida. Le 26 janvier, le Ministère de la santé thaïlandais a émis une licence obligatoire autorisant son industrie locale à passer outre le brevet en vigueur sur le Kaletra© pour en produire une version générique. Il s’agit là d’une décision clé pour rendre accessible à un prix abordable cet antirétroviral de seconde ligne, décision prise en se mettant à dos le puissant lobby des industries pharmaceutiques et l’Organisation mondiale du commerce.
Quand il le faut, le tigre n’hésite pas à sortir ses griffes. L’éviction de Thaksin Shinawatra par le peuple était une étape nécessaire sur le chemin du retour à une démocratie stable et à un meilleur respect des droits humains. Mais une année après, les problèmes récurrents qui minent la société thaïlandaise, étouffés et mal gérés sous l’ère du magnat des médias, ressurgissent. Au gouvernement en place d’y apporter d’autres solutions.