AMNESTY: Le procès de Charles Taylor, ex-président libérien, devant le Tribunal spécial pour la Sierra Leone, représente-t-il à lui seul déjà une victoire?
Philip Grant: Oui, c’est une très grande victoire. Il y a encore une année, on n’aurait jamais cru que ce procès allait pouvoir se tenir. Taylor était protégé au Nigéria où il avait obtenu l’asile. Finalement, Charles Taylor a quand même pu être arrêté en mars 2006.
Quel type de preuves doivent être avancées pour aboutir à une condamnation?
On n’a bien sûr pas vu Charles Taylor en Sierra Leone avec une Kalachnikov tirer sur des civils ou couper des mains. Sa responsabilité est essentiellement au niveau hiérarchique. Il va falloir montrer qu’il avait le contrôle sur certains groupes rebelles, notamment le RUF (Front révolutionnaire uni) qui, entre autres, coupaient les mains. Il faudra démontrer la chaîne de commandement entre Taylor et les commandants sur place. Pour cela, il faut bien sûr des témoignages. Il y a souvent des «insiders», par exemple des lieutenants qui ne sont pas poursuivis et qui, en échange, acceptent de livrer des informations contre leurs anciens chefs.
Une amnistie nationale accordée à toute personne pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre,comme le prévoyaient les accords de Lomé en 1999, n’empêche donc ni une enquête, ni des poursuites aux termes du droit international?
Exactement. En vertu de la nature internationale du tribunal, une amnistie ne peut pas être opposée au Tribunal spécial, qui a la possibilité de poursuivre qui il veut, y compris des chefs d’Etat encore en exercice à l’étranger. Ce qui est le cas de Charles Taylor, qui a été inculpé alors qu’il était encore en exercice. Le droit international interdit d’amnistier des crimes qui sont des crimes de droit international. Par ailleurs, les personnes responsables pourraient être poursuivies sur la base de la compétence universelle n’importe où dans le monde pour autant qu’un Etat tiers possède les dispositions légales pour le faire.
Peut-on imaginer que des responsables américains soient poursuivis pour ce qu’ils ont fait en Irak?
Non. Il faudrait que soit l’Irak, soit les Etats-Unis ratifient le statut de la Cour pénale internationale (CPI), ce qui n’est actuellement pas le cas. Au moment de la transition, quand les Américains ont formellement remis le pouvoir aux Irakiens, ces derniers ont annoncé vouloir ratifier le statut de la CPI. Tollé à Washington. Quelques jours plus tard, on n’en parlait plus. L’Afghanistan, par contre, a ratifié le statut de la CPI. Mais les Etats-Unis se sont empressés de conclure des accords avec l’Afghanistan qui l’empêchent de remettre des citoyens américains à la CPI.
De tels accords ont-ils été passés avec de nombreux pays?
Sous Bush, les Etats-Unis ont à un certain moment mené une véritable guérilla contre la CPI. Ils ont conclu avec les Etats qui avaient ratifié le statut de la CPI des accords bilatéraux pour les empêcher de livrer des citoyens américains et ils ont même menacé les pays qui refusaient de leur couper les vivres en matière de coopération militaire ou d’aide au développement. Beaucoup d’Etats ont refusé, mais près d’une centaine ont tout de même accepté ces accords bilatéraux. Aujourd’hui, on constate un changement d’attitude. Les Etats-Unis sont forcés de revenir en arrière car ils se rendent compte qu’ils sont eux aussi demandeurs de cette coopération militaire qu’ils menaçaient d’arrêter. Il y a aussi une énorme campagne interne aux Etats-Unis pour que les Etats-Unis soient plus actifs sur le génocide du Darfour. Quand une résolution a été présentée devant le Conseil de sécurité pour que la Cour pénale soit saisie de la situation du Darfour, fin 2005, les Etats-Unis se sont abstenus alors que logiquement ils auraient dû voter contre, puisqu’ils ne veulent rien avoir à faire avec cette cour. La CPI est ainsi aujourd’hui active sur le Darfour. Bush est tellement isolé qu’il a changé un peu d’attitude. Aujourd’hui, cent cinq Etats, donc plus de la moitié des Etats dans le monde, ont ratifié le statut de la CPI.
Quelle est la compétence de la Suisse pour poursuivre les criminels de guerre?
Certaines compétences relèvent de la Confédération et d’autres des cantons. En matière de crimes de guerre, ce sont les autorités militaires qui sont compétentes. C’est le procureur de l’armée qui doit mener l’enquête et ce sont les autorités militaires qui vont donc, le cas échéant, sur le terrain. Il y a eu deux procès en Suisse relatifs à des crimes de guerre, l’un contre un bourgmestre rwandais, qui a été condamné à quatorze ans de prison et a purgé sa peine en Suisse, l’autre contre un Bosno-Serbe qui a été acquitté. Le crime de génocide, qui a été introduit dans le code pénal en 2000, relève du ministère public de la Confédération, mais il n’y a pas d’affaires jugées à ce jour. Pour le crime de torture, qui n’est pas prévu dans le droit suisse en tant que tel, il existe une disposition de la Convention contre la torture qui dit que le pays dans lequel se trouve la personne soupçonnée doit soit la poursuivre, soit l’extrader vers un pays qui la poursuivra. Les autorités cantonales sont compétentes dans de tels cas. Nous avons déjà déposé, ici à Genève, trois plaintes fondées sur ces actes-là et elles ont toutes été classées par le procureur. Malheureusement, on ne peut plus rien faire: du moment que la personne n’est plus en Suisse, c’est terminé ! Il faut l’arrêter quand elle est là. Sans volonté de réagir et d’agir, il ne se passe rien.
Pour plus d’informations: www.trial-ch.org
Tendance mondiale vers plus de responsabilité
En 1998,le Statut de Rome a instauré la Cour pénale internationale permanente et cent cinq Etats en sont parties pour l’instant. Le procureur de la Cour pénale internationale enquête sur quatre crises en Afrique: l’Ouganda, la République démocratique du Congo, le Darfour (Soudan) et la République centrafricaine. Un certain nombre de tribunaux mixtes et internationalisés ont également été établis partout dans le monde. En 2002 par exemple, les Nations unies et le gouvernement de la Sierra Leone ont ainsi établi le Tribunal spécial pour la Sierra Leone, pour traduire en justice les plus grands responsables des onze années du violent conflit qui a ravagé le pays. Ce tribunal a récemment rendu son premier verdict dans l’affaire du Conseil révolutionnaire des forces armées, dont trois dirigeants ont été reconnus coupables de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Charles Taylor, l’ancien président du Libéria, est accusé d’infractions au droit international commises en Sierra Leone et jugé par le Tribunal spécial pour la Sierra Leone, qui a délocalisé son procès à La Haye.