Cette année, en Amérique latine, les teintes politiques se déclinent à gauche, depuis les nuances centristes jusqu’aux tons plus radicaux. En janvier, les investitures de Rafael Correa en Equateur et de Daniel Ortega au Nicaragua ont porté à cinq les chef·fe s d’Etat élu·e·s en un an se revendiquant de gauche. La Colombie et le Mexique, les deux puissances de la région qui se maintiennent résolument à droite, font désormais figure d’exception. Evidemment, le prisme politique européen ne peut pas s’appliquer mécaniquement à ces «gauches latino-américaines»: elles sont parfois démocrates, populistes, militaires, issues d’une tradition marxiste ou du mouvement indigène. Il n’empêche que Michelle Bachelet (Chili), Alán Garcia (Pérou) ou Evo Morales (Bolivie), investi·e·s en 2006, ont fait miroiter des promesses de changements et de meilleur respect des droits humains. «Le peuple a élu Evo Morales en espérant qu’il répartisse mieux les richesses du pays, et il attend des actes symboliques qui rendent aux indigènes leur normalité», analyse Mario Rodriguez, un Bolivien qui vit dans le canton de Berne et travaille comme pédagogue dans divers projets au Brésil, au Nicaragua et dans son pays. «Il a déjà pris des mesures pour favoriser la scolarisation des enfants et pour changer les législations foncières.» Acte symbolique: il a nommé au poste de ministre de la Justice Casimira Rodriguez, une ancienne domestique indigène.
Lutter contre la faim
Pour sa part, la Chilienne Michelle Bachelet s’est fait élire en insistant notamment sur son passé de victime de la dictature. Luiz Inácio Lula da Silva a rapidement instauré au Brésil la bolsa familia (bourse famille) pour lutter contre la faim. En novembre dernier, l’ancien dictateur uruguayen Juan Bordaberry a été placé en détention, quelques mois après l’arrivée au pouvoir de Correa. En Argentine, le président Néstor Kirchner a entrepris de faire toute la lumière sur le passé, notamment en ouvrant les archives militaires et, très récemment, en intentant un procès contre Isabelita Perron, accusée de répression politique dans les années septante. Pourtant, les bémols sont trop nombreux pour que l’on puisse se réjouir totalement. Les représentant·e·s élu·e·s l’année dernière n’ont certes pas eu beaucoup de temps pour faire leurs preuves. Mais le président Hugo Chavez est au pouvoir depuis 1999, Kirchner depuis 2003, tout comme «Lula» qui entame son deuxième mandat. Dans ces pays pourtant, de graves violations des droits humains subsistent, malgré les promesses.
Lourde tâche
Mettre en place une culture des droits humains n’est évidemment pas une tâche aisée, et les difficultés sont doubles, internes et externes. Les gouvernements de gauche doivent tout d’abord affronter la résistance de l’oligarchie, encore très présente en Amérique latine. Ce que, selon Mario Rodriguez, certain·e·s gèrent mal: «La gauche à la Hugo Chavez se trompe, car elle polarise trop la société. C’est ce qui s’était passé au Chili avec Salvador Allende, et au Nicaragua.» Il faut également compter avec les structures existantes, les appareils politiques et judiciaires étant souvent minés par des années de corruption. Les pouvoirs locaux représentent également un frein au changement: la plupart de ces pays sont des Etats fédéraux où les gouvernements régionaux sont élus de manière indépendante et ont une certaine autonomie. Par exemple, les tensions entre le gouverneur de l’Etat de Rio de Janeiro et le gouvernement central de Lula rendent contreproductives les mesures prises pour lutter contre l'insécurité publique et la violence policière. De même, les exigences de la communauté internationale au niveau économique limitent également la marge de manoeuvre des Etats. Les réformes agraires et les nationalisations qui pourraient permettre de soulager les sans terre sont vues d’un mauvais oeil par les institutions internationales, par les Etats-Unis et par l’Europe. Malgré ces difficultés, reste la question de la véritable volonté politique. Il est facile de brandir des promesses d’éradication de la faim ou de s’appuyer sur la population indigène lorsqu’elle est majoritaire. Ainsi, certaines des politiques qui violent les droits humains relèvent du laxisme, alors que d’autres sont menées sciemment. Au Brésil, les réformes de fond du système carcéral se font attendre et, sur la plus grande partie du continent, les conditions de détention sont déplorables. «Je n’ai pas l’impression qu’il y ait une quelconque réponse de ce côté, déplore Mario Rodriguez. Ces sociétés ont subi une longue érosion sociale et le régime de violence est malheureusement établi.» En Argentine, au-delà des efforts entrepris par Kirchner pour lutter contre l’impunité, les agressions contre les journalistes, les magistrat·e·s et les témoins sont en augmentation. Sur le terrain des droits économiques également, les lacunes se font sentir, comme les pensions non payées à de nombreuses personnes ayant perdu leur emploi pendant la crise.
Presse muselée
Au Vénézuéla, on constate également des exécutions extrajudiciaires commises par la police et des manquements à la liberté d’expression. En 2005, le journal régional El impulso s’est d’ailleurs vu infliger une amende pour avoir critiqué les restrictions. Et l’organisation Reporters sans frontières a dénoncé la récente décision du ministre de la Communication de ne pas renouveler la licence du groupe privé Radio Caracas Televisión, malgré les tentatives de médiation de la Commission interaméricaine des droits de l’homme. Le président péruvien Alán Garcia, élu en juin dernier sous la bannière social-démocrate, a déposé au Congrès, depuis son arrivée au pouvoir, pas moins de quatre textes visant à élargir le champ d'application de la peine de mort. Enfin, en Bolivie, au Chili, au Pérou, au Vénézuéla, au Brésil et en Argentine, les principales victimes de violations des droits humains restent avant tout les populations indigènes, qui sont privées de leur droit à la terre. Un problème qui ne se limite pas aux pays dirigés par la gauche, puisqu’au Mexique, en Colombie, au Guatemala et au Paraguay, la répression des indigènes est également aiguë. Au Chili, la communauté Mapuche est victime d’agressions de la part des forces de l’ordre qui veulent la chasser de ses terres, et les leaders sont régulièrement arrêtés, voire assassinés. Au Brésil, la Commission pastorale de la terre dénombre trente-sept travailleurs et travailleuses agricoles assassiné·e·s. Pour l’instant, seul Evo Morales, lui-même Indien amayra, semble faire de la cause indigène sa première préoccupation. «Les autres dirigeants ne comprennent pas ce thème, pense Mario Rodriguez. Ils ont une conception universaliste des droits humains, alors que les indigènes ont des besoins spécifiques, une autre forme d’organisation.» Il est effrayant de constater que, malgré des progrès, certaines pratiques de répression héritées des dictatures semblent malheureusement perdurer.