MAGAZINE AMNESTY Amérique latine «Tout Etat a une marge d’action»

Le professeur Carlos Villán Durán est un spécialiste de l’Amérique latine. Il nous livre son analyse de l’évolution de la situation des droits humains dans les pays gouvernés par la gauche. Malgré tous les efforts entrepris, il reste encore beaucoup à faire.

Les principaux problèmes de droits humains ne sont pas résolus en Amérique latine. Les nouveaux gouvernements de gauche, qui s’étaient pourtant engagés à améliorer la situation, doivent souvent affronter la déception du peuple. Le professeur espagnol Carlos Villán Durán, ancien collaborateur du Haut Commissariat aux droits de l’homme, ne ménage pas ses critiques face aux actions de ces gouvernements.

AMNESTY: Globalement, y a-t-il eu des progrès en ce qui concerne la protection des droits humains dans les pays latino-américains avec un gouvernement de gauche?

Carlos Villán Durán: En principe, de manière globale, oui, il y a eu des progrès, puisque les dictatures militaires ont été renversées dans les années 90 par des régimes démocratiques et que les conflits armés – sauf en Colombie – sont terminés. Mais, cela dit, les grands problèmes structurels des pays d’Amérique latine ne sont toujours pas résolus. Je pense notamment à une question qui conditionne énormément la jouissance des droits humains dans la région: l’application du principe de non-discrimination.

Qu’entendez-vous par là?

Ce principe doit comprendre non seulement les droits civils et politiques, mais également la jouissance des droits économiques, sociaux et culturels pour tous, notamment les femmes. A cet égard, il y a une différence croissante entre la population riche et la population pauvre en Amérique latine. Les inégalités persistent donc. Elles sont issues des années de dictature militaire et ont par la suite été encouragées par la mondialisation économique imposée partout au cours des années nonante. La majorité de la population vit encore dans une situation de pauvreté. Une partie vit dans une extrême pauvreté, ce qui signifie qu’elle n’arrive même pas à toucher un dollar par jour pour subvenir à ses besoins essentiels.

Les populations indigènes sont particulièrement touchées.

En effet, les plus démunis sont les populations indigènes, touchées par la discrimination raciale, qui concerne également tous les pays d’Amérique latine. Il faut pourtant noter que certains pays, comme le Vénézuéla du président Hugo Chavez, se sont attaqués au problème en entamant une réforme agraire comportant la redistribution des terres. Le problème de l’accès à la terre et aux ressources naturelles par les autochtones persiste dans toute l’Amérique latine, notamment au Mexique, au Brésil, au Guatemala, en Bolivie, en Equateur ou au Pérou ; la cause des populations indigènes y est étroitement liée.

Les gouvernements ont-ils la volonté et la marge de manoeuvre nécessaires pour changer les choses?

Aucun gouvernement n’a les mains totalement libres, évidemment. Le monde est engagé dans un processus de mondialisation économique et financière sauvage, capitaliste, imposée par les entreprises multinationales. Cette mondialisation conditionne la politique économique des gouvernements ainsi que la politique financière internationale. Cela dit, tout gouvernement a aussi une certaine marge de manoeuvre. Ils sont tous encouragés par les Nations unies à reconduire leur politique économique, militaire, financière et sociale, en vue de subvenir aux besoins réels de la population et, par la suite, d’atteindre les objectifs de développement du millénaire.

Quels sont les mécanismes qui empêchent que les droits humains même les plus fondamentaux soient respectés? Comme au Brésil, où les violences policières continuent à faire de nombreuses victimes et où les conditions carcérales sont catastrophiques?

Les conditions de détention au Brésil, ainsi que dans la plupart des pays d’Amérique latine, sont tellement mauvaises qu’elles peuvent atteindre la torture ou les mauvais traitements systématiques. C’est une question non seulement de manque de ressources économiques, mais également de volonté politique qui, au Brésil, comporte des obligations tant au niveau fédéral qu’au niveau régional. Les gouvernements régionaux auraient pourtant les compétences pour interdire les mauvais traitements dans les prisons et dans les commissariats de police. Il y a quelques années, j’ai visité les prisons et commissariats de police de São Paulo en tant que représentant des Nations unies. J’y ai constaté une situation de misère absolue, aggravée par des abus quotidiens de la part des policiers qui restent impunis en raison de la corruption généralisée. La corruption, à son tour, empêche la consolidation de l’Etat de droit, l’indépendance de la justice et l’exigence de responsabilité politique des élus. Il s’agit bien d’un manque de volonté politique qu’il faut dénoncer.

Un expert incontesté

Carlos Villán Durán a travaillé ces vingt-trois dernières années au Bureau du Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, notamment comme coordonnateur sur l’Amérique latine. Il a lui-même visité des prisons, notamment au Chili et au Brésil. Il a également publié cent quatre travaux scientifiques et enseigné le droit international relatif aux droits humains dans plusieurs universités. Il est président et fondateur de la Société espagnole pour le développement et l’application du droit international des droits humains.

Article paru dans le magazine AMNESTY, n°48, publié par la Section suisse d’Amnesty International, février 2007.