Pour Nabil, l’horreur commence une nuit de mai 1980 chez ses parents à Alep, sa ville natale. Il a dix-sept ans. Les unités spéciales syriennes font une descente à son domicile et arrêtent l’adolescent. Emmené au quartier général des services de renseignements, il subit la «fête de l’accueil»: une heure de tabassage avec des câbles électriques. Il a beau répéter que son seul tort est d’avoir reçu un tract de propagande islamiste dans sa boîte aux lettres, distribué dans tous les immeubles de la ville, rien n’y fait.
A cette époque, dans une Syrie dirigée par le président Hafez el-Assad, le mouvement des Frères musulmans, qui veut instaurer un régime islamique, est écrasé sans pitié. Plus de cent mille Syrien·ne·s fuient le pays. La violence militaire est extrême: les habitant·e·s de tout un immeuble sont massacré·e·s si les renseignements y mettent la main sur un seul membre du groupe islamiste.
Après trois mois passés à Alep où il est maintenu dans une cellule de deux mètres sur trois avec vingt autres compagnons d’infortune, Nabil est transféré dans les prisons de Palmyre. Dans cet univers d’une violence extrême, la mort est banalisée, et la dignité des prisonniers anéantie. «Seul un tiers des 20’000 personnes qui sont entrées dans ces geôles ont survécu, souligne- t-il. Neuf mille détenu·e·s sont mort·e·s sous les sévices, et plus de quatre mille sont mort·e·s de maladie, de déshydratation ou ont été exécuté·e·s.»
Dans ces geôles, tout geste de compassion est puni de mort. Nabil raconte ainsi le meurtre d’un gardien, tué par ses supérieurs devant ses collègues pour avoir commis le crime de sourire à un des détenus.
Etudier malgré tout
Pourtant ces prisonniers, issus pour la plupart de milieux cultivés, trouvent la force, après la torture, de discuter d’art, de littérature, de science. Pour Nabil et ses compagnons, l’étude est un moyen de résister. De ne pas oublier que, de l’autre côté des barreaux, un monde normal existe encore. Le jeune homme se lie d’amitié avec un médecin qui lui enseigne sa profession. Privé de tout, Nabil développe une mémoire exceptionnelle. «Quand j’ai été relâché en décembre 1992, ces études en médecine m’ont permis de trouver un emploi en deux semaines comme assistant médical.»
A l’heure actuelle, le journaliste ne sait toujours pas pourquoi il a été emprisonné. En douze ans, il avoue n’avoir vu qu’un juge. «Il a aligné les prisonniers et est passé de l’un à l’autre en énumérant : pendaison, prison à vie, mort par les armes, libération… le tout de manière complètement arbitraire, sans même énoncer les charges pesant contre nous. Ce pseudo-procès n’a même pas duré une heure…»
La parole pour résister
Malgré les souffrances et le sentiment de gâchis face à ces années perdues, le reporter n’éprouve pas de haine envers ses bourreaux. «Je revois régulièrement mes compagnons de cellule qui ont survécu. Aucun n’a envie de se venger. Nous essayons de parler de notre vécu à notre entourage; la parole est une forme de résistance.» L’ancien détenu ne craint plus les services de police – il ajoute dans un rire que «ce sont eux qui ont peur de moi» – et confesse une foi inébranlable: «Dieu est mon ami, Il était à mes côtés durant toutes ces années. Je Le remercie chaque jour de m’avoir laissé vivre.»
Peu après sa sortie de prison, Nabil décide de devenir journaliste. D’autres problèmes commencent alors pour lui: le régime répressif en Syrie musèle la presse, et Nabil, comme tous ses collègues, est étroitement surveillé par les services de police. Téléphone sur écoute, déplacements contrôlés: la République arabe de Syrie étouffe les médias sous le poids de sa panoplie policière.
Tel père, tel fils
Hajar Smouni, responsable du bureau Maghreb et Proche- Orient de Reporters sans frontières, établit un constat accablant de la situation des médias dans le pays: «Nous espérions que l’élection de Bachar el- Assad en 2000 amènerait une amélioration de la liberté d’expression. Il n’en est rien: la Syrie figure toujours parmi les pays les plus liberticides de la planète !» Arrestations arbitraires, procès ubuesques, condamnation des journalistes et des ONG… Reporters sans frontières souligne que les moyens de pression utilisés par Bachar el-Assad sont moins brutaux que ceux de son père. «Les imprimeurs surveillent le contenu des journaux, refusent de distribuer des licences, les journalistes sont menacés anonymement par téléphone…» Méthodes différentes, mais mêmes résultats: craignant d’être emprisonnés ou persécutés, les journalistes se taisent.
Revivre, ailleurs
Ceux qui osent s’exprimer sont fréquemment accusés de «mise en danger de l’intégrité ou de la sécurité de l’Etat», d’«affaiblir le sentiment national» ou d’espionnage pour un régime étranger et n’ont aucune chance de gagner les procès intentés par le gouvernement. Une fois en prison, leurs conditions de détention sont abominables. Hajar Smouni met en garde: «Ne sous-estimons pas les crimes que commet ce gouvernement!» Nabil, lui, a tiré ses conclusions. Lassé de ce pays où le mot liberté n’a aucun sens, il a fait ses valises le mois dernier. Après avoir enfin obtenu l’autorisation de quitter le sol syrien, il a choisi de recommencer sa vie en Malaisie.