Zhu Zhengsheng a fait le voyage en train, avec quelques voisins de son village. La plupart des autres connaissaient Pékin. Ils se sont tous évaporés dans la nature en arrivant à la gare de l’Ouest. Zhu s’est senti bien seul dans la vaste salle d’attente, au milieu d’une foule d’inconnus. Il a su alors qu’il n’aurait pas la tâche facile.
Il a pris le bus jusqu’au Palais d’Eté. Par chance, il avait le numéro de téléphone d’un ami. Celui-ci est venu le chercher et l’a conduit au chantier. Le lendemain déjà, il s’est mis au travail.
Personne n’avait dit à Zhu ce qu’il était en train de construire. Il devait simplement crépir les parois que lui attribuait le contremaître. Le chantier était gigantesque. D’autres ouvriers lui ont raconté que l’édifice accueillerait les épreuves olympiques de tennis de table. L’année suivante, le mondeentier verrait l’édifice à la télévision – donc aussi les parois crépies par Zhu. «C’est un sentiment particulier, explique Zhu, d’avoir apporté ma contribution.»
Trois à quatre millions de travailleurs et de travailleuses migrant·e·s sont à pied d’oeuvre, afin que la capitale soit prête pour les Jeux. Personne ne sait combien ils sont. Mais les expert·e·s considèrent que 200 millions de paysan·ne·s chinois·e·s ont quitté leurs terres pour travailler dans les centres économiques en plein essor. Ces migrant·e·s sont les artisan ·e·s de l’essor industriel de l’Empire du Milieu. Pourtant, ce sont aussi celles et ceux qui profitent le moins de sa prospérité récente.
Entre réformes et inégalités
Il y a près de trente ans, Deng Xiaoping, l’initiateur des grandes réformes économiques de la Chine, avait amorcé la prudente ouverture de l’économie planifiée communiste, qui fonctionnait en vase clos depuis des dizaines d’années. Il a lancé au passage le plus grand programme de privatisations de l’histoire, inventant plus tard pour la décrire le curieux concept d’«économie socialiste de marché». Aujourd’hui la Chine n’est ni socialiste, ni pour autant une économie de marché. Et pourtant le pays dépassera dans quelques mois l’Allemagne, pour devenir la troisième puissance économique mondiale.
Deng pensait qu’à moyen terme, tous les groupes de la population accéderaient à une plus grande prospérité. Or une étude de la Banque asiatique de développement parue cet été a fait un constat choquant : le Népal excepté, aucun autre pays d’Asie n’a connu un creusement aussi rapide des inégalités sociales. Ainsi, les investissements se concentrent sur les villes côtières. Dans ces régions privilégiées, les possibilités de formation, les soins médicaux et les conditions de logement s’améliorent. Par contre, rien n’a changé pour la population qui vit dans l’arrière-pays. Au contraire, de nouveaux problèmes sont apparus. Car depuis l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC), les maraîchers chinois sont en compétition avec les exploitations agroindustrielles des Etats-Unis ou d’Australie.
Même la presse officielle chinoise a reconnu que pour la première fois depuis des décennies, le nombre de pauvres est en augmentation. En 2003, le revenu annuel des paysan·ne·s «pauvres» avoisinait 637 yuans – soit moins de cent francs. Beaucoup de paysan·ne·s en sont réduit·e·s à quitter leurs terres pour vendre leur force de travail en ville. Ce sont des proies faciles, tout au bout de la chaîne alimentaire que constitue le capitalisme – sans syndicat, généralement sans assurance ni contrat de travail. Ces travailleurs et ces travailleuses attendent souvent leur salaire pendant des mois entiers, sans moyen de protestation.
De Zhuying à Pékin
Une large route serpente au nord de la capitale chinoise. A un certain moment, en s’engageant à droite dans une rue étroite, on voit les paysan·ne·s vendre leur récolte sur le porte-bagages de leur vélo. Derrière un salon de coiffure, il faut encore tourner à droite dans une impasse puis pousser une porte en bois. Derrière serpente un chemin de terre, entre des tas de déchets et de compost nauséabonts. Zhu habite là, dans une petite hutte.
Il est né à la campagne, il y a 36 ans, dans un petit village du nom de Zhuying. La population était pauvre, mais pas malheureuse pour autant. Son père est mort du cancer quand il avait quatorze ans. La famille a dépensé toutes ses économies pour lui payer des médicaments. «J’ai eu de la chance», déclare Zhu. «Un paysan avait ouvert une briqueterie au bord de la rivière, à l’entrée du village. J’ai ainsi commencé à travailler à quatorze ans. Je poussais des brouettes chargées de pierres sur la colline jusqu’au four, pour un yuan par brouette.» Pour la première fois depuis longtemps, la famille mangeait à nouveau à sa faim.
A l’époque, beaucoup d’hommes quittaient le village. Les centres industriels le long de la côte est tournaient à plein régime. On pouvait y gagner énormément d’argent, mille yuans par mois, ou même davantage avec un peu de chance. Un voisin lui a parlé des mines de charbon. Zhu a fait le voyage. Il était costaud, courageux et affamé – mais le contremaître lui a dit: «Tu n’es qu’un enfant. Je n’ai pas de travail à t’offrir.» Or, faute d’argent pour rentrer, Zhu est resté, chargeant les camions des marchands de charbon, qui lui donnaient quelques piécettes. Jusqu’au jour où il a pu descendre sous terre et faire le travail d’un mineur.
Zhu n’est pas malheureux. A 19 ans, son oncle lui a présenté une jeune femme prénommée Dragon ailé et qui ressemblait à une enfant, avec ses cheveux coupés court. Ils se sont mariés et ont aujourd’hui un enfant. La femme de Zhu travaille désormais elle aussi à Pékin. «Pour un villageois, j’ai de la chance», explique Zhu. Leur logement est exigu, mais ils ont un cuiseur à riz, une TV couleur, un téléphone portable et de quoi manger.
Au-delà des belles déclarations
A la fin de l’été 2001, il a fêté dans la rue en apprenant que les Jeux olympiques 2008 se dérouleraient à Pékin. «J’aimerais bien voir les Jeux, déclare Zhu, surtout le tennis de table.» Mais ça ne sera pas possible. Zhu et plusieurs millions d’autres travailleurs et travailleuses migrant·e·s ont transformé Pékin en métropole raffinée et élégante. A présent que les échafaudages ont disparu, la capitale veut se débarrasser de ces forces de travail devenues inutiles. Il leur faudra quitter Pékin pendant la durée des Jeux. Car rien ne doit déparer les façades miroir.
Janis Vougioukas, correspondant en Chine de weltreporter.net
Article paru dans le magazine AMNESTY, n°51, publié par la Section suisse d’Amnesty International, novembre 2007.