MAGAZINE AMNESTY Quelle justice dans les Balkans?

Florence Hartmann a été durant sept ans la porte-parole de Carla Del Ponte. Elle vient de publier Paix et Châtiment, un ouvrage minutieusement documenté qui fait pénétrer le lecteur au coeur de la machine judiciaire.

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Avec le départ de sa très médiatique procureure, Carla Del Ponte, l’heure du bilan a sonné pour le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). Créée en 1993, l’institution devrait avoir fermé ses portes d’ici 2010. A ce jour, cent soixante et une inculpations ont pu être prononcées, dont celle de Slobodan Milosevic, premier chef d’Etat en exercice à être poursuivi pour génocide et crimes contre l’humanité. Le point avec Florence Hartmann qui a été porte-parole de Carla del Ponte.


amnesty: Douze ans après Srebrenica, où en est le processus de réparation des crimes commis?

Florence Hartmann: Le caractère génocidaire des massacres de Srebrenica et de la vallée de la Drina a été reconnu. A travers les témoignages des victimes, la souffrance de toute une population a pu se dire à la face du monde. Les responsables locaux ont été arrêtés. Sauf les gros poissons – Mladic et Karadzic. La blessure causée par cet événement traumatique ne se refermera pas tant que subsisteront les blocages qui empêchent leur arrestation. L’histoire se répète: c’est comme si la communauté internationale abandonnait une seconde fois cette région, après les accordsde Dayton, en 1995, où les Serbes de Bosnie ont reçu en partage les territoires dont ils avaient exterminé la population.

Quels sont ces blocages ?

Le TPIY ne dispose pas de sa propre police. Pour arrêter les criminels, il doit compter sur la bonne volonté des Etats. Lorsque ceux-ci refusent de collaborer, il faut user de moyens de pression politiques. La Croatie a bien joué le jeu. On lui a fait comprendre que si elle voulait se rapprocher de l’Union européenne (UE), elle devait aider à localiser ses criminels de guerre, souvent protégés par l’armée. Le dernier d’entre eux, le général Ante Gotovina, a été capturé en décembre 2005. Les pressions n’ont pas été aussi fortes sur la Serbie, du moins pas en ce qui concerne Karadzic et Mladic. La Serbie sait très bien où ils se trouvent, de même probablement que les services de renseignements occidentaux. Mais l’Europe n’a pas été assez ferme. Un temps interrompues, les négociations pour un accord de stabilisation et d’association (première étape d’une adhésion à l’UE) ont repris, le président Kostunica promettant de collaborer davantage avec le TPIY. Des promesses en l’air, comme on l’a constaté à maintes reprises. Ces atermoiements n’ont rien à voir avec un manque de chance. Il s’agit d’une politique délibérée de refus et de renoncement de la part de la communauté internationale.

Pourquoi à votre avis ce manque de diligence?

Un accord d’impunité aurait-il été passé avec les deux leaders des Serbes de Bosnie au moment où l’on négociait la paix en 1995 ? C’était peut-être alors le prix à payer pour régler le conflit. Mais cet engagement n’aurait de toute façon aucune validité en regard des normes pénales internationales et il aurait dû être abandonné par la suite. On peut comprendre qu’on ait ménagé les Serbes durant les premières années qui ont suivi les accords de Dayton, car il était urgent de stabiliser la région. Ces précautions ne sont aujourd’hui plus de mise. Il est vrai que la communauté internationale avait très probablement les moyens d’empêcher ce qui s’est passé à Srebrenica, zone théoriquement protégée par les forces de l’ONU. Si Mladic et Karadzic se retrouvent un jour sur le banc des accusés, il est fort possible que cette question de la «non-assistance à population en danger» refasse surface. En n’entreprenant rien pour défendre le territoire qui était sous leur sauvegarde, les puissances occidentales ont donné carte blanche aux tueurs.

Peut-on espérer une évolution en faveur de la justice internationale du côté de la Serbie?

La Serbie se trouve devant la nécessité d’affronter son passé récent afin de construire son avenir. Il y a certes eu des crimes dans tous les camps, mais la responsabilité des Serbes est écrasante. Il faut toutefois la voir comme une responsabilité individuelle et non collective. Tout peuple peut connaître dans son histoire une parenthèse criminelle, mais il faut se pencher sur ce qui s’est passé et essayer de le comprendre pour que la parenthèse se ferme. La Serbie n’en est pas là, en tout cas pas ses élites pétries de nationalisme. Karadzic et Mladic continuent à y être vénérés comme les champions d’un panserbisme triomphant. Un vent de changement a soufflé brièvement avec Zoran Djindjic, Premier ministre de 2001 à 2003, adversaire acharné de Slobodan Milosevic. Lorsque la nouvelle s’est répandue qu’on avait trouvé des charniers aux portes de Belgrade, cela a suscité une réaction autant émotionnelle qu’idéologique. Un charnier, c’est un charnier, et cela bouleverse, quelle que soit l’appartenance ethnique des victimes. Avec l’assassinat de Djindjic, les forces de restauration ont pris le dessus. Le système criminel mis en place par Milosevic continue à fonctionner, plongeant le pays dans le chaos. Il ne reste plus aujourd’hui que la société civile, extraordinaire, mais sans rôle reconnu sur l’échiquier politique. Je pense notamment à Natacha Kandic et à sa fondation pour le droit humanitaire à Belgrade, qui fait un travail remarquable sans aucun soutien de la classe politique et intellectuelle. Une initiative parmi d’autres, extrêmement marginale, mais que l’UE devrait soutenir davantage.

Quel bilan tireriez-vous de l’action du TPIY?

Malgré les critiques, les faits sont là: le TPIY a en grande partie rempli son mandat, en dépit d’énormes résistances, alors qu’il avait été créé sans réelle volonté de le voir jamais prononcer des condamnations. C’est une grande avancée pour le droit humanitaire, par exemple avec la reconnaissance du viol comme arme de guerre, considéré auparavant comme une détente légitime du soldat… Ceux qui accusent la justice internationale d’être trop politisée sont en définitive partisans de l’impunité des dictateurs. Les tribunaux appartiennent à la société, qui est en droit d’exiger qu’ils arrêtent les criminels. C’est dans ce but que j’ai écrit mon livre. Il faut restituer la justice aux gens, leur montrer comment les choses se passent, et là où cela ne fonctionne pas.

Paix et Châtiment, Florence Hartmann, Flammarion, 2007, 320 p.

Article paru dans le magazine AMNESTY, n°52, publié par la Section suisse d’Amnesty International, février 2008.