MAGAZINE AMNESTY Film Calle Santa Fe «Mon énergie: la mémoire des vaincus»

Article paru dans le magazine AMNESTY, n°53, publié par la Section suisse d’Amnesty International, mai 2008.
Dans son dernier film, Calle Santa Fe, la réalisatrice Carmen Castillo retrace sa propre histoire mêlée à celle du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), réprimé avec acharnement et brutalité sous la dictature de Pinochet. La voix caverneuse de la réalisatrice chilienne accompagne d’innombrables témoignages recueillis pour le film.

© Miguel Bueno

amnesty: A l’époque, qui faisait partie du MIR?

Carmen Castillo: Le MIR est un mouvement issu des grandes flambées des années 1960 guévaristes. Il comprend des étudiants mais aussi des imprimeurs, cordonniers, trotskistes, chrétiens, anarchistes. Il a développé un travail politique parmi les pauvres de la ville et des campagnes, il a appelé à voter pour Salvador Allende et initié la résistance clandestine contre Pinochet. Il avait un objectif de socialisme, antistalinien, très propre au Chili.

Le 5 octobre 1974, alors que vous êtes la compagne de Miguel Enríquez, dirigeant du MIR, votre vie bascule…

Nous nous trouvons dans notre maison, rue Santa Fe. Un combat a lieu, elle est encerclée, d’abord par les militaires de la DINA, la police politique. Selon les autorités, Miguel s’est battu pendant une heure trente avant d’être tué. J’étais enceinte de six mois. Blessée, j’ai été sauvée par un voisin et une chaîne de ce que j’appelle des «gestes de bien», anonymes. Grâce à un mouvement de solidarité, j’ai été expulsée en Angleterre.

Que serait-il advenu de vous sinon ?

J’aurais probablement été portée «disparue», comme tant d’autres.

L’histoire du MIR comprend en effet clandestinité, torture et «disparitions», qui pèsent sur le film.

J’ai fait un autre film, La Flaca Alejandra, qui parle de la torture. Le but était de démystifier la clandestinité: on n’y est pas bien, elle n’est pas idéale pour mener un combat démocratique. Je voulais développer la reconnaissance de la résistance, qui n’existe pas. Mais Calle Santa Fe ne parle pas du mal. Cette fois, je voulais parler du bien, de Manuel Días (ndlr : le voisin qui a appelé l’ambulance le 5 octobre 1974). Les tortionnaires sont interchangeables ; lui, c’est l’essence humaine.

Le film montre les sacrifices de l’engagement. Comment peut-on aller jusqu’à se séparer de sa fille?

Le prix à payer de l’engagement est élevé, mais il faut toujours le situer dans le contexte. On ne prend pas des décisions à froid. On commence très tôt, petit à petit. En France, les femmes de la résistance contre le nazisme ont aussi abandonné leurs enfants. Mais je ne cautionne pas ces pratiques, le mal qu’on a fait est énorme et le film le montre, lorsque nous donnons la parole à nos enfants.

Calle Santa Fe, un «adieu», une façon de tourner une page ?

Non. Les films ne servent pas à faire du travail cathartique. Le passé ne passe pas, on vit avec. Mes fantômes sont juste plus légers. Reste à vivre ce qui me reste dans la fidélité, la cohérence d’une vie. La mémoire des vaincus, les espoirs, les douleurs des morts sont comme une énergie qui nous anime. Je dois continuer à faire des choses en faveur de ceux qui ont résisté, surtout dans les poblaciones. Il fallait voir leur fierté au moment de la projection!