MAGAZINE AMNESTY Traite des femmes Le commerce des femmes

Article paru dans le magazine AMNESTY, n°53, publié par la Section suisse d’Amnesty International, mai 2008.
Face à l’ampleur de la traite des femmes, les Etats commencent à sortir de leur léthargie et à prendre des mesures. La Suisse n’a toutefois pas encore ratifié la Convention du Conseil de l’Europe contre la traite des êtres humains et certains cantons ferment les yeux sur ce fléau.

« Certaines victimes de la traite arrivent en Suisse avec des passeports lituaniens, des vrais passeports volés ou achetés en Lituanie, où seule la photo a été changée. C’est bien plus difficile à détecter que les faux passeports. » Cet aveu d’un policier suisse montre bien la difficulté à lutter contre la traite des femmes.

La traite, un mot qui fait penser à la traite des Noir·e·s, enlevé·e·s d’Afrique et déporté·e·s aux Amériques. On croyait le commerce négrier définitivement enterré, et pourtant, aujourd’hui, près de deux millions et demi de personnes travaillent dans des conditions proches de l’esclavage, dans la prostitution, la domesticité, l’agriculture, les chantiers, etc. Difficile de citer des chiffres fiables, tant au niveau international qu’au niveau suisse. Tout au plus peut-on relever que plus de deux cents femmes ont demandé de l’aide l’an dernier, soit au centre FIZ Makasi à Zurich, le seul centre de consultation en Suisse pour victimes de la traite des femmes, soit à une autre structure. Ces deux cents femmes ne représentent évidemment que la pointe de l’iceberg. Car la plupart n’osent pas demander de l’aide, de peur d’être immédiatement expulsées.

Délai de 30 jours

« Les victimes sont souvent traitées comme des criminelles », relève Florian Wick, juriste suisse spécialisé dans l’aide aux victimes de la traite. « Elles sont amenées au poste de police, détenues, intimidées, interrogées durant des heures, puis finalement renvoyées dans leur pays. Ce sont pourtant leurs trafiquants qu’on devrait traiter de cette façon, pas elles !» Un constat que partage Doro Winkler, du centre FIZ : « La loi prévoit pour les victimes de la traite un délai de réflexion de trente jours et un permis provisoire de séjour, aussi longtemps que leur témoignage est nécessaire pour la procédure. C’est totalement insuffisant, et en plus la pratique diffère selon les cantons.»

Inégalité dans les cantons

Seuls neuf cantons sur vingt-six ont mis sur pied une collaboration entre les services concernés pour coordonner la lutte contre la traite des femmes. En Suisse romande, seul Fribourg compte une telle coordination. Or ces coordinations sont essentielles pour sensibiliser les autorités, qui sont alors mieux à même d’identifier les cas et de les prendre en charge. « Le degré de sensibilisation est beaucoup moins grand en Suisse romande qu’en Suisse alémanique ou au Tessin », relève Joëlle Moret, auteure d’une recherche sur la traite en Suisse (lire son interview en pages ı6 et ı7). « A Genève, j’ai par exemple entendu de la part de la police qu’il n’y a pas de prostituées illégales, et qu’il n’existe donc pas de problème de traite des femmes ! »

Une meilleure protection des victimes est donc nécessaire dans les pays de destination. C’est pourquoi le Conseil de l’Europe a adopté la Convention contre la traite des êtres humains, déjà ratifiée par seize Etats, mais pas encore par la Suisse. La prévention est également indispensable, notamment dans les pays de l’Est de l’Europe. La Biélorusse Irina Gruschewaja sillonne les écoles et les prisons de son pays pour prévenir les jeunes femmes de ce qui les attend si elles cèdent aux sirènes des passeurs. « L’objectif n’est pas d’empêcher une femme de partir, mais de lui donner des informations, explique-t-elle. Je lui dis de ne pas croire les promesses d’un petit ami qui lui prétend qu’elle pourra seulement danser et qu’elle n’aura pas besoin de se prostituer. » Le problème pour ces jeunes femmes est qu’elles n’ont presque aucune chance de pouvoir émigrer librement, car elles sont peu qualifiées et n’obtiennent que rarement un visa pour un pays européen. Il ne leur reste donc que la voie de la clandestinité, souvent liée à celle de la prostitution.

« Certaines femmes arrivent en Suisse par le biais de membres de leur propre famille, et la plupart savent qu’elles viennent pour se prostituer, mais elles pensent pouvoir réaliser leur propre projet après quelque temps, ajoute Joëlle Moret. Il faut cesser de victimiser et de criminaliser ces femmes. La traite existe aussi parce que nos pays ont considérablement restreint l’admission des migrants. » Pour lutter efficacement contre la traite des êtres humains, il faudrait donc également réformer les politiques migratoires européennes. Un pas supplémentaire que la plupart des Etats ne sont pas prêts à franchir.

 


 

Les chiffres de la traite des femmes
  • L’industrie de la traite génère chaque année 7 à 12 milliards de dollars lors de la vente initiale des personnes, puis 32 milliards par année une fois que les victimes sont dans les pays de destination.
  • Dans le monde, 2,5 millions de personnes victimes de la traite travaillent dans des conditions proches de l’esclavage.
  • 80% des victimes de la traite sont des femmes et des filles, 40 à 50% des enfants.
  • Deux tiers des victimes sont acheminées dans les pays industrialisés (principalement Etats-Unis, Allemagne, Italie et Grèce) et un tiers dans les pays asiatiques (principalement Turquie, Japon et Thaïlande).