amnesty: Quelles sont les principales préoccupations de la population birmane au quotidien?
Aye Chan Naing: La survie est très difficile. Les personnes âgées ne peuvent plus se reposer, certaines doivent mendier dans la rue. Nous avons documenté la situation des personnes vivant au jour le jour. Elles se rendent en ville en quête de travail et doivent donner en dépôt leurs seuls avoirs, comme des poules, en échange d’un prêt pour payer le bus. Avec de la chance, elles pourront ainsi acheter un peu de riz. Pourtant, on dit que le pays pourrait être riche… Il pourrait être très riche. Nous possédons de nombreuses ressources : gaz naturel, pétrole, pierres précieuses. Autrefois, la Birmanie était une réserve mondiale de teck. Le régime a vendu beaucoup de ces arbres aux pays voisins. Plusieurs groupes minoritaires vivent sur des territoires riches en ressources, sans pouvoir donner leur avis sur leur gestion. Ils sont très pauvres et leurs droits sont violés depuis des années. Les événements de septembre ont montré que la liberté d’expression n’était pas respectée.
Celle de s’informer non plus?
C’est une des bases du problème. Le fait de donner son avis, de se plaindre de l’oppression ou de s’organiser n’est pas toléré depuis que le régime militaire est arrivé au pouvoir, en 1962. Tout magazine, tout journal doit passer par la censure. Si vous écrivez sur la politique ou des sujets sociaux désapprouvés, vous allez en prison. Il n’existe pas de médias privés, tous sont gérés par le gouvernement.
Et comment êtes-vous intervenus dans cette situation?
Nous avons créé la Democratic Voice of Burma (DVB) en 1992, en Norvège, car il est impossible d’opérer à l’intérieur du pays, surtout dans les zones où se trouvent les groupes ethniques minoritaires. Certains ont essayé de diffuser des informations avec des transmetteurs mobiles dans la jungle, mais c’est très risqué et le gouvernement revient toujours à la charge. Nous diffusons donc les nouvelles en exil.
On imagine le difficile travail de vos correspondant ·e·s sur place. Pour leur sécurité, vous ne souhaitez pas détailler la façon dont ils s’y prennent pour obtenir et faire sortir les informations du pays. Pouvez- vous tout de même l’illustrer?
La difficulté est la clandestinité, le fait qu’ils ne puissent travailler à découvert, dire qu’ils sont journalistes. Filmer est aussi très compliqué. Si le sujet est beau, touristique, cela ne pose aucun problème; mais filmer des enfants travaillant dans la rue ou une station d’essence est suspect. Les journalistes doivent planifier les situations à l’avance et avoir une excuse en tête, pour le cas où ils seraient vus.
Que disent-ils, par exemple...
Qu’ils écrivent un article pour un journal local – qui passera par la censure – mais surtout pas pour la DVB!
Si même les moines ne sont pas respectés, que reste-t-il comme solution pour le pays? Une intervention au niveau international?
Je vois des solutions à ce niveau, mais il manque un consensus dans l’approche de la question birmane. Il est donc très difficile pour la communauté internationale de se faire écouter. La Chine a une politique ; la Russie, les régions asiatiques ont la leur; même l’Europe et l’Amérique divergent. Si l’Occident en demande trop, le régime se tourne vers la Chine, puis vers la Russie, ou l’Inde…
Qu’en est-il d’Ibrahim Gambari, le médiateur envoyé par le Secrétaire général de l’ONU pour discuter avec la junte et la leader de l’opposition Aun San Suu Kyi?
C’est le même problème de consensus. Si les compromis ne marchent pas, ça n’est pas la faute de Gambari, mais des Nations unies. Vous pouvez envoyer la personne la plus intelligente qui soit, si son mandat n’est pas clair, elle ne peut rien faire. Il sera très difficile d’avancer, tant que le Conseil de sécurité ne viendra pas avec sa propre approche, pas à pas, en menaçant progressivement d’accroître les sanctions.
Le problème se pose-t-il aussi avec le rapporteur spécial au Conseil des droits de l’homme?
Son rôle est différent, plus indépendant que celui de M. Gambari, qui est un diplomate et ne peut s’étaler publiquement. Le rapporteur spécial, M. Pinheiro, pouvant dire ce qu’il voit de manière assez ouverte, reflète bien la situation sur place et j’espère qu’il pourra aider beaucoup d’Etats à porter un jugement sur la situation.
En février, la junte a annoncé de «grands changements politiques» très critiqués. Partagez-vous ce scepticisme?
Oui, mais en fait un référendum ou des élections en 20ı0 n’ont pas d’importance. Le conflit birman ne porte pas sur cela, mais sur la liberté d’expression, d’association, de religion. La constitution ne les garantit pas. Le système fédéral n’y figure pas non plus. Si ces questions de base ne sont pas prises en compte, les problèmes de la Birmanie continueront même avec un autre gouvernement élu. Si le régime veut sauver la situation, il doit trouver des solutions pour la paix. Je ne pense pas qu’il en ait l’intention.
Donc vous n’avez pas d’espoir que la Birmanie change?
J’en ai l’espoir à 100%. Quand j’ai quitté le pays en 1988, personne ne s’attendait aux évolutions qui ont eu lieu dans l’URSS, en Afrique du Sud ou au Timor oriental. Aucun régime militaire n’est resté définitivement au pouvoir. Plus ce départ prendra de temps, plus le pays sera détruit, mais le régime risque de s’effondrer. De nombreux soldats, de même que des fonctionnaires, ont déserté car ils ne pouvaient survivre. Une victoire néanmoins : beaucoup de jeunes ont pris part aux manifestations de septembre et sont restés par la suite. Tous les jours, des gens prennent des risques, d’autres vivent en prison dans des conditions très dures alors qu’ils pourraient abandonner et être relâchés. La junte n’arrive pas à bloquer le flux d’informations. Elle est enfermée sur elle-même. La question n’est pas de savoir si elle va partir, mais quand. Et aussi: comment la chasser sans qu’elle se sente chassée.