© Anouk Henry
© Anouk Henry

MAGAZINE AMNESTY Traite des femmes Sortir de l’enfer

Article paru dans le magazine AMNESTY, n°53, publié par la Section suisse d’Amnesty International, mai 2008.
La traite des êtres humains fait aussi des ravages en Suisse romande, tout près de chez nous. Quelques institutions accueillent et aident les victimes du trafic à sortir de cet enfer. Exemple à Genève, au «Coeur des Grottes», un foyer qui héberge des femmes en difficulté.

On s’y sent bien, un peu comme à la maison. «Au Coeur des Grottes», un foyer pour femmes situé à quelques pas de la gare de Genève, est meublé avec inspiration. Debout devant la porte, une jeune femme fume alors qu’à ses côtés un minuscule bébé s’agite dans son couffin. Elle est une des trente résidentes du foyer, une des «dames», comme on les appelle avec respect. C’est ici, dans cette structure qui accompagne des femmes en difficulté, parfois avec leurs enfants, que se réfugient certaines des victimes de traite d’êtres humains. Une poignée, peut-être une quinzaine en douze ans, trois en ce moment. Mais c’est la pointe visible de l’iceberg, car peu d’entre elles parviennent à échapper à leurs geôliers. «Le plus grand obstacle pour ces femmes est leur isolement, déplore la directrice adjointe, Anne Marie Von Arx-Vernon. Les systèmes mafieux profitent de cette solitude et, par exemple, lorsqu’une femme réussit à tisser des liens d’amitié avec une autre, elle est mise à l’écart.» Elles échappent aux contrôles de police lorsqu’elles sont enfermées pour se prostituer dans des appartements et non dans des salons de massage répertoriés.

Impunité quasi totale

C’est peut-être pour cela que tant de soin est apporté pour faire du lieu un endroit agréable. Une façon d’aider à rétablir la confiance de ces femmes et de leur montrer qu’elles peuvent compter avec le soutien de l’association, des avocat·e·s, des spécialistes. Une condition sine qua non pour qu’elles puissent sortir de leur rôle de victime. Debout dans son bureau, la bouillonnante responsable explique: «Il est fondamental qu’elles déposent une plainte. Mais si nous ne sommes pas aux côtés de ces dames, elles finissent par craquer sous la pression des systèmes mafieux, claniques, ou familiaux.»

Pourtant, les plaintes débouchent rarement sur une condamnation. Trois affaires sont encore en cours, mais jusqu’à aujourd’hui, aucune peine n’a été prononcée dans un procès ouvert avec l’aide du foyer. De quoi décourager ses responsables s’il n’y avait ces petites victoires qui leur font maintenir le cap, comme l’obtention récente d’un permis de séjour pour une victime colombienne, «alors que même l’avocate n’y croyait plus». Mais depuis hier, Anne Marie Von Arx-Vernon s’accroche à un nouvel outil. Elle revient d’une séance avec la police fédérale qui a mis en place des directives de lutte contre la traite des êtres humains. Elle brandit fièrement la liste de contrôle pour l’identification des victimes: «Tous les critères correspondent à ce que l’on peut observer. Il nous faut parfois trois ou six mois pour comprendre ce qui leur est arrivé, avant qu’elles n’osent parler.» Le mutisme est en effet un des indicateurs considéré par la police dans les cas de traite. On peut y ajouter les mauvais traitements, le manque de moyens financiers, l’absence de documents d’identité, le fait d’ignorer le lieu de détention, la liberté de mouvement restreinte.

Esclavage moderne

Au premier étage du foyer se trouvent les salles communes et l’administration. Dans les couloirs, les professionnel·le·s croisent les gamins qui jouent et les consultations ou rendez-vous se suivent à un rythme vertigineux.

Les éducatrices du foyer «Au Coeur des Grottes» travaillent en réseau avec d’autres institutions, notamment les centres LAVI (Loi fédérale sur l’aide aux victimes d’infraction) ou les Consultations interdisciplinaires de médecine et de prévention de la violence des hôpitaux. C’est souvent eux qui leur amènent les victimes. D’autres institutions font le même travail en Suisse, comme le Centre d’informations pour femmes à Zurich, le FIZ, qui s’occupe essentiellement de victimes de la traite.

Aux Grottes, au programme de ce matin, une discussion avec une déléguée de la Ville, puis la visite de représentants du Bureau de l’Amiable compositeur. «Nous avons des contacts réguliers avec le foyer», explique Laurent Marti, membre de cette institution créée en 1995, qui a pour tâche de résoudre les différents avec les diplomates basé·e·s à Genève. Une collaboration qui s’explique par les abus commis sur le personnel de maison des diplomates. Car si la traite des êtres humains est souvent liée à la prostitution, elle revêt parfois aussi d’autres formes: des femmes invitées en Suisse puis vendues comme domestiques. Une pratique courante à Genève qui, chez certains hauts fonctionnaires étrangers ou suisses, devient littéralement de l’esclavage moderne.

 


 

«Mon ami m’a trahie»

Cela fait plus de deux ans qu’il l’a trahie mais elle l’appelle encore «son ami». Cet Italien qui a convaincu Malinke* de quitter l’Afrique avec de belles promesses de mariage. A vingt-deux ans, elle est déterminée, mais s’éteint quand elle évoque ces quelques jours qui ont suivi son départ. « Nous étions à peine arrivés lorsqu’il m’a annoncé que mon transport avait coûté très cher et qu’il était en fait déjà marié. Il m’a laissée avec ses «amis» dans une maison, et j’ai tout de suite compris ce qui m’arrivait. » Elle aperçoit les effets personnels d’autres femmes, un sèche-cheveux, des photos érotiques. Cette nuit-là, Malinke est violée par deux hommes. «Je n’ai jamais connu la prostitution. Je savais que ce n’était pas ça, ma vie, s’efforce-t-elle de raconter. J’aurais préféré mourir.» C’est comme cela qu’elle explique avoir eu la force de s’enfuir dès le lendemain matin. «Je ne savais pas où j’étais. J’ai demandé à un taxi de m’emmener à la gare.» Elle débarque à Genève où elle est prise en charge par l’hôpital. Malade et enceinte, elle avorte. Puis elle est accueillie au foyer «Au Coeur des Grottes». Pendant six mois, Malinke ne parle à personne. «J’ai commencé à boire beaucoup. Cela a provoqué une discussion et j’ai enfin pu raconter ce qui m’était arrivé.» Aujourd’hui, Malinke suit une formation et se remet peu à peu. Elle témoigne dans l’espoir de sauver d’autres victimes. Mais elle garde l’anonymat, car ses ravisseurs ne sont pas loin et courent toujours. «J’ai mal car je n’avais rien fait à ces gens, je n’avais rien demandé.» Sidérante, elle conclut avec son seul regret: «Si j’avais pu être sûre que j’obtiendrais du soutien, je serais restée pour connaître le lieu où j’étais retenue et pouvoir les dénoncer.»

*Prénom d’emprunt