S’enfoncer dans les cultures de palme africaine du Curvaradó est presque irréel pour qui connaît la végétation normalement luxuriante de la région d’Urabá, en Colombie: les huit mille hectares d’arbres, alignés au cordeau et saignés d’une seule route rectiligne, donnent le vertige. Après vingt minutes de traversée de ce que certains appellent le désert vert, le véhicule tourne finalement à gauche, puis à droite, avant de s’arrêter devant un champ où paît du bétail. Le panneau sur la clôture indique «Zone humanitaire de Caño Claro, protégée par des mesures provisionnelles de la Cour interaméricaine des droits de l’homme».
Braver les menaces
C’est là qu’il y a deux ans, presque dix ans après le déplacement forcé des habitant·e·s de toute la région, Enrique Petro est revenu sur les terres qui lui appartiennent depuis quarante ans, bravant les menaces de mort. «S’ils veulent me tuer, qu’ils le fassent, lance le vieil homme. Mais cette fois-ci je ne m’en irai plus.» Il est revenu avec un groupe de voisins, mais sans sa famille pour qui le retour est trop pénible. Enrique Petro et sa communauté ont entrepris l’abattage de cinq hectares de palmiers – destinés à la production d’huile, qui tirent leur nom de leur origine africaine. Ils ont ainsi récupéré une infime partie de leur territoire collectif et se sont installés dans des baraques de fortune au beau milieu de la palme. Sur le mur de la ferme d’Enrique Petro, un graffiti rappelle que les menaces sont encore là: «Mort aux FARC». «Ils m’ont empêché de travailler, prétendant que je venais ici me réunir avec la guérilla», explique le paysan. Quand on lui demande à quoi sert l’huile tirée des plantations de palme, il répond: «C’est pour les voitures des riches.»
Fin 2000, l’Etat colombien a reconnu la propriété collective des bassins des fleuves Curvaradó et Jiguamiandó aux communautés noires qui les exploitaient historiquement. Ceci grâce à une loi, la Ley 70, approuvée en 1993. Mais si, sur le papier, le Ministère de l’agriculture stipule que personne ne peut s’approprier ces cent cinq mille hectares sans l’aval des représentants des communautés, la réalité sur le terrain est autre : plus personne ne vit dans cette région et les entreprises de palme plantent les premiers arbres pour leur monoculture. Les familles de paysans ont fui les paramilitaires qui sont entrés dans la région en 1997, entraînant avec eux la désolation: maisons incendiées, menaces, massacres. Les organisations de défense des droits humains dénoncent entre cent vingt et cent cinquante assassinats, et le déplacement forcé de mille cinq cents personnes. Quatre ans après le déplacement, les entreprises ont commencé à planter les premiers palmiers. En 2004, 93% des cultures de palme se trouvaient en fait sur le territoire collectif de la communauté.
Lenteur judiciaire
Pourtant, la justice a été saisie dans cette affaire. A l’heure actuelle, vingt-trois entreprises de palme sont jugées pour appropriation illégale de terres et association de malfaiteurs. «Mais le processus judiciaire est très lent», explique Senaida Parra de l’ONG Justice et Paix. Cette organisation a construit une petite cabane au milieu de la zone humanitaire et accompagne la communauté du Curvaradó dans son processus de retour. Aussi bien Justice et Paix que les paysans reçoivent encore régulièrement des menaces, ce qui ne les empêche pas de poursuivre leur lutte. «Les communautés sont décidées à ne jamais cultiver de palme africaine, rapporte l’activiste. Non seulement parce que ce projet leur a été imposé, mais parce que c’est le sang des paysans qui a servi d’engrais à ces plantes.»
La phrase de Senaida Parra n’est pas qu’une métaphore: à quelques kilomètres de la parcelle d’Enrique Petro, les bulldozers des entreprises de palme ont rasé le cimetière et on peut apercevoir des restes humains éparpillés entre les arbres. «Ils ne respectent même pas les morts», explique Jorge Elia, fondateur du village d’Andalucia. Du hameau, il ne reste rien, si ce n’est des morceaux de tôle ondulée qui jonchent le sol, et une école, bâtiment de béton dissimulé entre les arbres. Elle est d’ailleurs occupée par une famille que les anciens habitant ·e·s appellent repobladores, des travailleurs que les entreprises de palme font venir de l’extérieur avec leurs familles. Ces mesures de repeuplement autorisent le défenseur national du peuple à affirmer, encore tout récemment: «Grâce à notre action, les communautés du Curvaradó ont pu récupérer leurs terres.» Une fois encore, les déclarations officielles à Bogotá semblent faire référence à un autre monde que la crue réalité de la région du Curvaradó.