«A l’aller, nous servons des sandwichs et de l’eau. Au retour, à la demande des policiers, c’est le festin. Systématiquement.» Anna* est formelle: chaque fois qu’elle a accompagné un vol spécialement affrété pour les expulsions forcées d’étrangers, elle a servi le champagne au retour. « C’est comme une récompense après le travail accompli », explique l’hôtesse de l’air, qui a travaillé dix ans dans le domaine et qui préfère garder l’anonymat. Elle a accompagné une dizaine de vols spéciaux par an et organisé ces vols mandatés par l’Office fédéral des migrations (ODM).
Sept à neuf mille francs le billet
Quarante à quarante-cinq vols ont permis de renvoyer environ deux cent dix à deux cent vingt personnes l’année passée, selon le porte-parole de l’ODM Jonas Montani. Les six premiers mois de l’année 2008, cent une personnes ont été remises à leur pays d’origine, à bord de vingt-deux vols spéciaux spécialement affrétés. Pour un coût oscillant entre sept et neuf mille francs par personne. Six ou sept compagnies aériennes effectuent ces mandats pour l’ODM, précise Jonas Montani, qui refuse cependant de les nommer mais suggère de s’adresser directement aux compagnies. Swiss, Helvetic, Sky Work Airlines et Hello confirment en tout cas qu’elles réalisent ces vols spéciaux et mettent à disposition des avions et du personnel d’accompagnement.
Des policiers formés pendant une semaine aux «refoulements par voie aérienne» à l’Institut suisse de police à Neuchâtel sont aussi du voyage. «En Suisse romande, cent policiers ont suivi la formation jusqu’à présent. Ils sont appelés cinq à six fois par an», déclare Gérard Maury, chef de la police de sécurité internationale à Genève et responsable des cours en Suisse romande. Anna a vu ces policiers à l’œuvre de nombreuses fois : «Pour chaque personne renvoyée, la police nous communique un niveau. Le niveau 1 désigne les personnes qui rentrent de leur plein gré et le niveau 4 celles qui sont emmenées de force. Dans ce cas, elles sont attachées à une chaise roulante, les poignets liés et leur tête est recouverte d’un casque.» Après les décès du Palestinien Khaled Abuzarifa en 1999 à Zurich par étouffement et du demandeur d'asile nigérian Samson Chukwu en 2001 en Valais par «asphyxie posturale», le bâillon et le scotch sur la bouche ont été abandonnés.
Ligotés sur une chaise
C’est dans cette position inconfortable qu’Assan* (41 ans) et Nasser* ont quitté l’aéroport de Genève pour la Libye le 22 novembre 2007. Aux quatre policiers qui les accompagnaient, Nasser a dit son inquiétude en voyant l’avion se poser directement sur l’aéroport militaire de Maitaga, à Tripoli. Ses craintes étaient fondées puisque les deux hommes ont directement été remis aux services secrets de leur pays. A leur arrivée, ils ont été enfermés dans une fourgonnette blindée et transférés à la prison d’Alamen Aklariji, spécialisée pour les cas d’espionnage et les activités à l’étranger. Denise Graf, juriste auprès de la Section suisse d’Amnesty International, a recueilli le récit détaillé de l’expulsion et de l’arrestation d’Assan par l’intermédiaire de son frère qui réside en Suisse. Il est resté vingt-deux jours dans cette prison, y a subi interrogatoires, coups et menaces. Les autorités l’ont interrogé sur les activités des Libyens en Suisse et sur ses contacts avec l’opposition à l’étranger. Il a ensuite encore passé plusieurs semaines dans la prison des services secrets intérieurs d’Alamen Aldakili avant d’être finalement relâché fin avril 2008. Selon son frère, «il a beaucoup maigri, se méfie de tout le monde et vit dans la peur des services secrets. Pour cette raison, il n’a pas osé passer à l’ambassade suisse pour raconter ce qui lui était arrivé.» Son compagnon d’infortune, Nasser, a été libéré un mois et demi avant lui.
Arrestations au retour
On ne sait pas combien de personnes, expulsées de force après avoir cherché sans succès la protection des autorités suisses, se sont retrouvées derrière les barreaux. Quelques cas tragiques, tel celui du Birman Stanley Van Tha, torturé et condamné à dix-neuf ans de prison à son retour, ont fait grand bruit, sans remettre en question la procédure. «L’année passée, il y a eu quatre renvois forcés vers la Libye et trois personnes ont été arrêtées. Deux Afghans ont également été arrêtés car le fait d’être accompagnés par la police suisse à leur arrivée les a rendus suspects aux yeux des autorités afghanes», énumère Denise Graf. «La pratique de l’ODM est de plus en plus dure. La Suisse effectue des renvois dans tous les pays, même en Syrie, en Irak et en Afghanistan, afin de dissuader de nouveaux candidats à l’asile.»
Ironie du sort, c’est le Département des affaires étrangères (DFAE) qui doit tenter de faire libérer les personnes refoulées par le Département fédéral de justice et police arrêtées à leur retour. «Nous n’informons jamais sur ces démarches, d’abord dans l’intérêt des personnes concernées», précise très sérieusement le porte-parole du DFAE, Jean-Philippe Jeannerat, qui semble être le premier à tenir compte de l’intérêt des personnes concernées. Ces démarches n’ont parfois aucun effet ou des effets très tardifs, comme dans le cas de Stanley Van Tha, qui a passé plus de trois ans dans les geôles birmanes avant d’être finalement libéré le 15 novembre 2007 dans des circonstances peu claires.
Une pratique nécessaire?
L’Office fédéral des migrations (ODM) considère que ces cas sont tellement rares qu’ils ne remettent pas en question la pratique des renvois forcés. Mais quand on interroge Jonas Montani, sur le suivi des personnes renvoyées, il avoue que les informations dont dispose l’ODM proviennent essentiellement des ambassades suisses sur place. Il maintient néanmoins que «les renvois forcés sont nécessaires car ils permettent de montrer aux gens qu’il y a des moyens légaux et d’autres qui sont illégaux, et que nous exécutons les lois en vigueur.» Le bénéfice pour la Suisse ne fait aucun doute car «le coût du billet d’avion, de sept à neuf mille francs, n’est rien comparé aux frais que ces personnes occasionnent si elles restent en Suisse de manière irrégulière.»
Une situation irrégulière qui risque de se produire de toute façon, car un certain nombre de personnes renvoyées ne peuvent pas rester chez elles. Afra Weidmann, qui suit plusieurs dossiers de très près, sait qu’il n’est pas rare qu’elles reviennent en Suisse par un moyen ou par un autre, soit en déposant une seconde demande d’asile – qu’elles obtiennent parfois ! – soit clandestinement. Bruno Clément, de la Coordination asile Vaud, n’hésite pas à affirmer que « la majorité revient ». Impossible de donner des chiffres précis puisqu’il n’existe aucune statistique en la matière. Une chose est sûre: les personnes expulsées de Suisse reviennent certainement sans champagne…