Près de deux millions de personnes sont mortes durant le régime des Khmers rouges, qui a duré d’avril 1975 à janvier 1979. Dans le «Kamputchéa démocratique», les mariages forcés, les viols et les campagnes d’extermination contre les homosexuel·le·s et les personnes transgenre faisaient partie du quotidien.
AMNESTY : Comment avez-vous découvert que des crimes fondés sur le genre avaient été perpétrés par les Khmers rouges?
Silke Studzinsky: Ces crimes sont connus depuis longtemps, que ce soit par des documents, des témoignages ou des études scientifiques. Les premiers indices de ces crimes sont apparus lors des procès organisés par les Vietnamiens contre certains dirigeants des Khmers rouges, en août 1979 déjà. La catégorie des crimes fondés sur le genre recouvre un large spectre d’actions criminelles : des femmes accusées de prostitution ont eu les seins brûlés à l’acide ; des personnes mourant de faim ont été forcées à avoir des rapports sexuels en échange de nourriture; des responsables se sont servis de jeunes garçons comme esclaves sexuels. Une de mes mandantes, transsexuelle, a été violée et obligée de s’habiller et de se comporter en homme. Environ 400000 femmes et hommes ont dû se soumettre à des mariages forcés. Tous ces crimes étaient connus lors de l’instruction du procès, mais on a préféré les ignorer. Je les ai sortis de l’ombre et j’ai déposé une requête auprès du tribunal pour qu’ils soient pris en compte dans l’acte d’accusation. Ce sont des cas individuels, mais qui contribuent à éclairer l’ensemble du système à partir duquel des crimes fondés sur le genre ont pu avoir lieu en masse à l’époque des Khmers rouges.
Pourquoi cette catégorie de crime a-t-elle jusqu’ici été passée sous silence?
Tout d’abord, parce que les procureurs sont en grande majorité des hommes. Mais également parce qu’en regard des meurtres, des exécutions de masse et de la torture, ils sont considérés comme des crimes de moindre gravité. Il en allait déjà ainsi pour le tribunal mis en place par les Vietnamiens, quelques mois après la chute du régime des Khmers rouges, et la même erreur se répète aujourd’hui.
Une femme qui a été violée par un gardien de prison a porté plainte contre Douch, qui a dirigé la prison deTuol Sleng,à Phnom Penh, où quinze mille hommes, femmes et enfants ont été torturé·e·s et assassiné·e·s. Il faut maintenant prouver que l’accusé, en l’occurrence Douch, est personnellement coupable – qu’il a lui-même perpétré le viol ou l’a ordonné…
…ou qu’il a eu connaissance de tels actes criminels mais n’a pris aucune disposition pour les empêcher. Il n’est pas obligatoire pour la justice que des ordres concrets aient été donnés, comme l’a montré l’exemple du tribunal du Rwanda, qui a été le premier tribunal international à juger des crimes basés sur le genre, comme le viol des femmes tutsis, quand bien même le commandement hutu n’avait pas explicitement ordonné ces viols.
Pourquoi les mariages forcés occupent-ils une place si importante dans vos efforts pour faire reconnaître par le tribunal la catégorie des crimes fondés sur le genre?
Je n’ai pas encore pu mettre la main sur un ordre écrit par lequel le régime aurait commandé aux provinces de procéder à ces mariages forcés. Mais le fait qu’ils aient eu lieu jusque dans les parties les plus reculées du pays laisse supposer qu’un tel ordre est venu d’en haut. Les mauvaises récoltes et le travail forcé dans les rizières avaient affaibli les Cambodgiens. Les femmes et les hommes devaient par ailleurs vivre séparés. Il en a résulté une baisse de la natalité, à laquelle les mariages forcés étaient censés remédier. Le régime décidait qui devait épouser qui et s’assurait ainsi un contrôle aussi bien sur les couples que sur leurs enfants, endoctrinés dès leur plus jeune âge. On a voulu détruire la structure familiale traditionnelle afin de créer une «nouvelle société». Selon les témoignages recueillis par une étude, dans huitante pour cent des cas, les hommes étaient sommés d’avoir des rapports sexuels. Une hutte était assignée à chaque couple, qui devait y passer en moyenne trois jours et trois nuits avant d’être à nouveau séparé. Sous les huttes, construites selon la coutume sur pilotis, des espions de l’Angkar, l’organisation partisane des Khmers rouges, surveillaient le bon déroulement de l’accouplement.
Qu’arrivait-il aux couples qui ne pouvaient ou ne voulaient pas se plier à la consigne?
Je connais le cas d’une femme qui a essayé de s’enfuir. Les soldats khmers rouges l’ont rattrapée et battue à mort. D’autres ont été interné∙e∙s dans des camps de rééducation. Tous le monde savait qu’en s’opposant aux ordres de l’Angkar, on risquait d’être envoyé en « rééducation ». Ce qui équivalait à un arrêt de mort.
Comment vos efforts pour faire reconnaître la catégorie des crimes fondés sur le genre ont-ils été accueillis par les procureurs cambodgiens et par les juges d’instruction du tribunal?
Ils manifestent un certain scepticisme. La prise en compte des crimes fondés sur le genre dans le cas de Douch les dérange, même si l’instruction de ces crimes ne retardera pas le procès. Je reçois en revanche beaucoup de réactions positives de la part de la population. Les victimes des mariages forcés et d’autres crimes fondés sur le genre appellent les radios lorsque des programmes abordant ce thème passent sur les ondes, et témoignent pour la première fois en public les souffrances qu’elles ont endurées. C’est déjà un succès. Nombre de ces personnes ne se sont jusqu’à présent jamais senties reconnues comme victimes. Elles disent «J’ai obéi aux ordres» ou «Je n’ai pas osé me révolter et je suis toujours marié avec la personne qui m’avait été imposée alors». Cela n’ôte aucunement sa gravité au crime.