Oubliée, la famine de 1984 qui avait fait des centaines de milliers de victimes. Oubliée, la guerre civile qui a ravagé le pays durant des années. Il n’en reste que des vestiges par-ci par-là dans la campagne, sous forme de vieux chars rouillés devenus le terrain de jeu des enfants, à côté des cases traditionnelles sans eau courante ni électricité. Dans tout le pays, des banderoles «Millenium» rappellent que l’Ethiopie, qui a son propre calendrier, vient de fêter l’an 2000 et cherche à se présenter sous un jour nouveau. Le gouvernement veut montrer une image positive, surtout dans une région dominée par l’instabilité avec le chaos somalien et le conflit au Soudan. «Regardez tous ces chantiers!», relève un guide touristique, en désignant des immeubles en construction à Addis-Abeba, la capitale. «Le gouvernement construit partout des routes et des logements à loyer modéré. Il espère séduire ainsi le peuple, en vue des élections de l’année prochaine. Mais le régime actuel n’est pas du tout populaire, parce qu’il a confisqué le pouvoir après sa défaite en 2005.» Après les élections de mai 2005, entachées par des soupçons de fraude, des dizaines de milliers d’opposant·e·s avaient manifesté leur colère. Au cours des manifestations, les forces de l’ordre avaient abattu 187 personnes et sept policiers avaient été tués par la foule. Le Premier ministre, Meles Zenawi, au pouvoir depuis 1991, est très contesté depuis ces événements. Il doit certainement jalouser la véritable vénération dont fait l’objet le président américain en Ethiopie. Les jeunes arborent fièrement sur leur T-shirt le slogan « Yes we can » en amharique, la langue officielle. Les bars Obama ou même les salons de coiffure Obama fleurissent dans toutes les villes.
Médias censurés En une du Daily Monitor, un journal officiel publié en anglais et destiné aux diplomates présent·e·s à Addis, le siège de l’Union africaine, le gouvernement éthiopien tente une offensive de charme et annonce que l’Office de la communication tiendra désormais une conférence de presse hebdomadaire ouverte aux médias privés. Cette affirmation fait sourire le journaliste Eskinder Negga, à la casquette américaine vissée sur la tête : «Il existe bien des médias privés dans notre pays, mais aucun média indépendant. Ma compagne et moi étions les éditeurs des derniers journaux indépendants, avant qu’ils ne soient interdits et que nous soyons emprisonnés, en novembre 2005.» Une période très difficile : Eskinder Negga et sa compagne Serkalem Fasil sont détenus, avec douze autres rédacteurs en chef et reporters de journaux indépendants, durant un an et demi. Les infractions qu’on leur reproche – «trahison», « atteintes à la Constitution» et «incitation au complot armé» – sont passibles de la peine capitale. Serkalem, enceinte lors de son arrestation, accouche prématurément à l’hôpital de la police. Pour maintenir son bébé en vie, elle le réchauffe près du radiateur. «C’est un gardien qui m’a appris la naissance de mon fils », se souvient le journaliste âgé de quarante ans, ému aux larmes à cette évocation. «Je n’ai pu le voir qu’une fois en huit mois.» Aujourd’hui, Eskinder et Serkalem sont libres, grâce à une intense mobilisation internationale, mais ils ne peuvent pas exercer leur profession. La jeune femme tente de sensibiliser l’opinion publique internationale à ce qui se passe en Ethiopie, comme lors de sa tournée en Suisse en décembre dernier : «Je veux dénoncer l’utilisation des différences nationales, religieuses et culturelles faite par mon gouvernement pour susciter l’hostilité contre les organisations internationales de protection des droits humains.» Tous deux subissent toujours des intimidations : «De temps en temps, nous recevons des coups de fil de menaces de la police qui nous rappelle ainsi son existence», s’amuse presque Eskinder, dans un anglais parfait dû à son enfance passée aux Etats-Unis. «Nous ne les prenons pas au sérieux, car nous sommes connus, et c’est notre meilleure protection. Avant notre arrestation, nos trois journaux tiraient chacun à plus de cent mille exemplaires, et nous avions sans doute près de deux millions de lecteurs.» Un record dans ce pays de plus de septante millions d’habitant·e·s où peu de gens peuvent se permettre de dépenser deux birrs (environ vingt centimes suisses) pour s’acheter un journal. Les deux journalistes excluent de quitter leur pays et de partir en exil, comme l’ont fait leurs collègues libéré·e·s en même temps qu’eux. «Nous avons déposé une nouvelle demande d’autorisation de publication, il y a un mois. Cette fois-ci, la réponse négative n’est pas arrivée tout de suite, c’est peut-être un signe positif. En tous les cas, nous sommes prêts : en un mois, nous pouvons redémarrer la production de notre journal.»
Tensions entre les ethnies Un espoir qui risque bien d’être déçu: la liberté de la presse en Ethiopie est mise à mal par une nouvelle législation très restrictive. Le Parlement a également adopté en janvier dernier une nouvelle loi sur les associations caritatives qui vise à contrôler étroitement la société civile et à empêcher les ONG de contester les actions du gouvernement. Cela empêchera aussi la supervision des élections de 2010. Autant de mesures qui visent à museler les protestataires. « Je crains qu’il y ait de nouveau des tensions », souligne Eskinder. « L’Ethiopie est une nation de nations. La cohabitation entre les différentes ethnies et entre religions orthodoxe et musulmane est encore pacifique, mais nous pourrions tomber dans le chaos comme la Somalie. Ici, chacun vote pour le candidat de la même ethnie et de la même religion, il n’y a pas d’union des partis d’opposition autour d’un programme politique qui dépasse le cadre ethnique. » L’homme fort du pays, Meles Zenawi, a donc de très fortes chances de l’emporter. Il a tout prévu, en bâillonnant à l’avance les témoins gênants.